Il manie les mots avec toute la précision de son érudition, de sa voix de conteur timbrée à propos. À l’abri du soleil de Séville, ses paroles se mêlent au clapotis de la fontaine de sa casa palacio située à deux pas de la basilique du Gran Poder, puissante confrérie dont Rodrigo de Zayas est membre et généreux donateur. Quand sa demeure, lieu de grandes réceptions, ne se convertit pas en "succursale de l’ambassade de France", l’homme aux manières de gentilhomme y trouve la quiétude nécessaire à sa pratique, jadis intensive de la musique, aujourd’hui de l’écriture. Mais qu’on ne s’y trompe pas.
Derrière son flegme apparent, Rodrigo de Zayas possède un esprit aiguisé, décochant ses arguments comme des flèches lorsque le sujet lui tient à cœur. Il en est un qui lui est particulièrement cher : son père Marius de Zayas, décédé lorsqu’il avait 24 ans et à qui il consacre deux beaux livres réunis en un coffret. "J’aurais donné ma vie pour lui", confie-t-il. Pourtant nul sentimentalisme dans cet ouvrage qu’il a abordé en historien de l’art. Son père fut en effet une figure majeure de l’art moderne, le premier à exposer Picasso, puis l’art africain à New York, un précurseur dont l’étendue des talents fut jusqu’ici peu connue. "Il n’a jamais cherché la célébrité. C’était un aristocrate né. Il fut d’une totale loyauté avec moi. Je lui devais ça."

Une nouvelle vie dédiée à l’écriture pour Rodrigo de Zayas
Par le passé, Rodrigo de Zayas fut poussé par son sens de la justice à s’engager en politique, du côté des ouvriers, et à prendre la plume pour mener certains combats face à l’Histoire. En 1992, Les Morisques et le Racisme d’État, basé sur les lettres de Philippe II et Philippe III qu’il détient, lève le voile sur la déportation, en 1609, des musulmans espagnols convertis de force au catholicisme après la Reconquête (Reconquista). Cet essai retentissant signe le départ d’une nouvelle vie dédiée à l’écriture. Il met en effet un terme à sa carrière dédiée aux musiques de la Renaissance et baroque. Concertiste maîtrisant le théorbe à vingt-sept cordes ou les vihuelas espagnoles, il a parcouru le monde avec son épouse Anne Perret, mezzo-soprano, créant même l’événement en ressuscitant en 1980 l’Eurydice de Giulio Caccini, qui n’avait été joué qu’une fois à Florence en 1600.

Un an plus tard, il fonde le groupe sévillan Taller Ziryab, tirant du silence les compositeurs de la Renaissance andalouse. Un désir pour Rodrigo de s’ancrer un peu plus dans ses racines, la famille Zayas s’étant installée dans la région de Séville au début du XVe siècle. Vers 1795, elle part pour Cuba, province espagnole qui se soulève contre Ferdinand VII en 1848. Pour son adhésion par la plume à la révolte, l’arrière grand-père de Rodrigo, journaliste, est condamné à mort et s’exile au Mexique. Son grand-père se voit, lui aussi, contraint de s’expatrier, cette fois à New York en 1907, pour avoir défié le dictateur mexicain Porfirio Díaz. Il emmène femme et enfants, dont Marius de Zayas, le père de Rodrigo, alors âgé de 27 ans. "Pour fermer le cycle de l’exil, il a tenu à ce que je naisse en Espagne", précise celui qui voit le jour à Madrid le 23 décembre 1935.
"En attendant ma venue, il se cherchait un professeur de guitare flamenca. Un gitan madrilène nommé Ramón Montoya se présenta…" Devant la virtuosité du guitariste, Marius de Zayas décide de l’enregistrer, tout comme Luisa Ramos Antúnez et bien d’autres. "Des bandes magnétiques uniques que j’ai réunies en un coffret titré : Manolo de Huelva accompagne…" Rodrigo restaure aussi les journaux dans lesquels les caricatures de son père sont parues. Car avant de devenir un formidable promoteur de talents, Marius de Zayas fut un dessinateur empruntant, comme le dit Apollinaire, "des moyens tout nouveaux" proches de "l’art des peintres contemporains les plus audacieux".

Marius de Zayas repère à Paris un "Espagnol" qui n’est autre que Pablo Picasso
Publiant notamment dans les colonnes de The World, Marius se fait repérer en 1908 par Alfred Stieglitz, grand nom de la photographie moderne dont la Galerie 291 sur la Cinquième Avenue deviendra mythique. L’artiste, exposé là par trois fois, devient un proche collaborateur de Stieglitz grâce à sa connaissance de l’avant garde parisienne. Son œil fait mouche, repérant en 1910 un "Espagnol", qui n’est autre que Pablo Picasso, qu’il exposera pour la première fois aux États-Unis au printemps 1911.
Sa rencontre avec le marchand d’art Paul Guillaume débouchera, quant à elle, sur la première exposition de sculptures africaines en tant qu’art, en 1914. Galeriste à son tour, puis commissaire d’exposition, Marius rencontre en 1926 Virginia Randolph Harrison, jeune Américaine qui tient salon à Paris. Elle est la fille du gouverneur des Philippines, chargé par le président Wilson d’en organiser l’indépendance, et de l’héritière des chemins de fer Central Pacific Railroad. Le couple abandonne tout pour s’installer dans le Tyrol, puis près de Grenoble où Marius crée ses tableaux géométriques. Tous deux, aspirant au savoir humaniste, parrainent notamment les fouilles de la Fondation Reine-Élisabeth-de-Belgique en Égypte, les recherches sur les écritures des Mayas ou des habitants naxi du Yunnan.

À Séville, Rodrigo conserve encore 2.232 manuscrits naxi parmi les 35.000 documents rares dont il a en majeure partie hérité et qu’il offre à la consultation des chercheurs. En digne fils de ses parents, Rodrigo qui, des États-Unis à Damas, eut aussi mille vies, aimerait à 85 ans échanger tout ce qu’il sait contre ce qu’il ignore encore. "J’écris en ce moment sur Rubens qui fut un vrai James Bond : diplomate, espion…", s’enthousiasme celui qui, loin de se cantonner à ses humanités, adore l’adrénaline que procurent l’aviation ou la course automobile. "Ce sera mon dernier roman, conclut-il. J’ai encore des archives familiales à mettre en ordre. Mon arrière-grand-père était le secrétaire de Jefferson Davis, président des États confédérés du Sud. Or toute la famille du côté de ma mère était abolitionniste. Il y a un roman à la Jane Austen à écrire." Et autant de nouveaux éclairages historiques en perspective.
Marius de Zayas et Quand, comment et pourquoi l'art moderne est allé de Paris à New York, 480 pages et 272 pages. Le coffret, 97 euros. Éditions Atelier Baie.
L’ouvrage est finaliste du prix Pierre Daix, créé par François Pinault, qui sera remis mardi 7 décembre, à la Bourse de Commerce.

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