Elle avait des jambes interminables, les dents du bonheur et un sacré caractère dont semblent avoir hérité ses deux petites-nièces, Poppy et Cara, mannequins et socialites aux extravagances assumées dans la plus pure tradition britannique. Née en 1900 au sein du modeste foyer d’Edward et Jessie Delevingne, Doris sait très jeune qu’elle est faite pour les draps de soie et le champagne. "Le lit d’une Anglaise est son royaume" sera sa devise et ils seront nombreux, hommes et femmes, à y succomber, de Tom Mitford à Cecil Beaton en passant par Margot Hoffmann.

Quant à Winston Churchill, il l’a peinte quatre fois, plus que n’importe quel autre modèle, et de ces aquarelles aux poses suggestives aujourd’hui disparues, Stéphanie des Horts a fait tout un roman, imaginant une intrigue digne de Ian Fleming : et si les services secrets anglais, redoutant que ces tableaux, resurgis en pleine guerre mondiale, ne transforment l’intraitable chef de guerre en Don Juan armé d’une palette, avaient carrément piloté la disparition de Doris Delevingne, morte à l’hôpital à 42 ans, après avoir été retrouvée trois jours plus tôt dans le coma dans une chambre d’hôtel ?
Comment avez-vous croisé la route de Doris Delevingne ?
Une de mes amies, Christine Oddo, me l’a présentée alors que j’avais du mal à me séparer des Murphy, les inspirateurs du Tendre est la nuit de Fitzgerald, qui étaient les héros de mon précédent roman. Elle venait de terminer la lecture du livre The Unfinished palazzo de Judith Mackrell qui raconte l’histoire du palais Venier dei Lioni au travers des trois femmes qui l’ont habité : "La première, c’est la Casati, la dernière, Peggy Guggenheim. Entre les deux, il y a une espèce de dingue qui s’appelle Doris Castlerosse et qui a couché avec tout ce qui bouge. Regarde, ça peut t’intéresser." Intriguée, j’ai lu le livre. Il ne disait pas grand-chose de Doris, mais je l’ai d’emblée trouvée très attachante. Contrairement à beaucoup d’autres personnages de son époque, elle veut être salonnière et elle l’assume. Elle est sublime, elle en joue et, en plus, elle en est fière.

D’où lui vient cette quête éperdue d’ascension sociale ?
Le père de Doris tient une petite mercerie et importe des dentelles françaises. Sa mère, elle, est issue d’un milieu très pauvre. Elle a connu une enfance à la Dickens, et malgré le confort matériel que va lui procurer son mariage, elle ne comprendra jamais le désir d’ascension de sa fille qui, dès son plus jeune âge, veut épouser un aristocrate. Très vite, Doris s’aperçoit que dès qu’elle lève un sourcil, aucun homme ne lui résiste. Elle va utiliser son pouvoir d’attraction sexuelle pour séduire les hommes, mais surtout leur donner du plaisir. Les Anglais ne sont pas très doués au lit. Une femme comme Doris, c’est une révélation.
C’est le cas de son futur mari, Valentin Castlerosse, qui, d’après le portrait que vous en dressez, n’était pas précisément un Apollon…
C’est ce qui rend Doris intéressante. Elle est bien plus fascinée par Castlerosse que par Tom Mitford ou Randolph Churchill, qui étaient magnifiques. Quand elle le rencontre, il tient une chronique dans la presse que tout le monde lit, le Londoner’s Log. Héritier du comté de Kenmare, il est aussi riche et méchant que drôle et intelligent. Il va la conquérir par son esprit, mais aussi par l’amour démesuré qu’il a pour elle. Il l’épouse et fait d’elle une comtesse, mais leur vie conjugale est tellement agitée que le Tout-Londres en fait des gorges chaudes. Arrivée à la fin du livre, je me suis dit que c’était vraiment lui l’homme de sa vie, même si elle poursuivait autre chose.

Justement, après quoi court-elle ?
Elle ne résiste pas à l’appel du plaisir d’une part, qu’il vienne des hommes ou des femmes. Sa liaison avec Margot Hoffmann est attestée, c’est d’ailleurs elle qui lui offre le palais Venier à Venise, mais elle s’entiche aussi de Cecil Beaton, notoirement homosexuel. Doris aime que la vie soit une fête. En 1938, à Venise, elle va donner un bal Beistegui avant l’heure, que l’on appellera le "dernier bal de Venise", une soirée extraordinaire où l’on croise tout ce que l’Europe compte de gens bien nés, élégants et flambeurs, Misia Sert et Noël Coward, Diana Vreeland et Elsa Schiaparelli, le prince Christophe de Grèce et son neveu, le beau Philip, qui, quelques années plus tard, épousera la future Élisabeth II. Tous dansent pour oublier que la guerre se rapproche à grand pas. Toute sa vie, Doris poursuivra cette quête de ce qui brille, même si cela ne doit durer qu’une nuit. Il y a en elle ce mélange typiquement britannique d’extravagance et de vanité que j’adore. On monte, toujours plus haut, tout en sachant qu’un jour, la roue de la fortune tournera d’un cran et que tout s’effondrera. C’est shakespearien et irrésistible.

Qu’en est-il alors de cette liaison avec Churchill qui aurait été le mobile de son assassinat par les services secrets britanniques ?
Ce qui est sûr, c’est qu’ils se sont fréquentés, suffisamment pour que Churchill la peigne à quatre reprises. À l’époque, en 1933, Churchill a 58 ans, il est, de son propre aveu, au creux de la vague. Il plante son chevalet sur la Côte d’Azur au château de l’Horizon, chez son amie Maxine Elliott. Arrive alors Doris, qui a 30 ans. C’est une bombe qui passe sa vie en short et en talons hauts. Il fait son portrait dans des poses alanguies où l’on dirait presque qu’il lui tient la main. La photo correspondante existe : pour moi, elle a retiré sa main juste avant la prise de vue parce que c’est Elsa Maxwell, une sacrée commère, qui tient l’appareil.

Mais surtout, des années plus tard, un des anciens secrétaires de Churchill, John Colville, assiste à la scène suivante : l’un des précédents assistants littéraires de Churchill, qui détestait son épouse Clementine, lui remet les lettres d’amour échangées par Winston et Doris. Clementine blêmit, folle de rage, et s’empresse de les brûler afin de préserver la légende dorée autour de son mariage. La réalité était plus nuancée : à la même époque, Clementine est partie pour neuf mois faire une croisière avec un antiquaire sublime, certes homosexuel, mais dont elle est probablement amoureuse. Pourquoi Churchill n’aurait-il pas eu une liaison ? D’après Colville, la love story avec Doris aurait même duré quatre ans. Je ne le crois pas, parce que Churchill va très vite être préoccupé par le réarmement allemand. En 1933 et 1934, je veux bien, mais après, il s’aperçoit qu’Hitler est en train de remilitariser l’Allemagne. Cela devient son idée fixe, car il est le seul à voir la guerre venir. Je...
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