D’une photo l’autre, Alba de Céspedes est reconnaissable à son regard intense, à ses sourcils parfaitement dessinés, à ses lèvres fines et à la cigarette qu’elle tient nonchalamment de la main droite. Contemporaine de Simone de Beauvoir et de Louise de Vilmorin, elle est née à Rome en 1911, d’un père diplomate cubain, Carlos Manuel de Céspedes, et d’une mère italienne, Laura Bertini. Lorsque ses parents partent pour les États-Unis, sa tante maternelle l’accueille chez elle, dans le quartier résidentiel des Prati.
L’été, elle séjourne à Paris, chez sa tante paternelle. La petite fille grandit dans un milieu aisé et cosmopolite qui favorise son développement intellectuel. À 7 ans, elle écrit ses premiers poèmes en italien et en français.
Écrire sous dictature fasciste de Mussolini
En 1926, Alba a 15 ans quand elle épouse le comte Giuseppe Antamoro, de onze ans son aîné. Les noces sont célébrées à Soisy-sous-Étiolles, près de Paris. Deux ans plus tard, à Rome, la très jeune femme accouche d’un garçon prénommé Franco. Mais le mariage n’est pas très heureux et le couple divorce en 1931. Alba entre alors à l’Institut Ravasco, un foyer pour étudiantes catholiques. Elle veut écrire et commence à travailler pour la presse. En 1934, le Giornale d’Italia publie un premier récit, Il dubbio, "Le doute". Ce qui lui ouvre les colonnes d’autres quotidiens comme Il Messaggero, Il Tempo, Il Secolo XIX… La voilà lancée ! Sa nouvelle situation lui permet de s’installer dans un studio situé via Tirso, dans le nord de Rome.

L’Italie des années 1930 vit à l’heure de la dictature fasciste décrétée par Mussolini le 3 janvier 1925, à peine plus de deux ans après la Marche sur Rome qui l’a porté à la tête du gouvernement. Les oppositions ont été réduites au silence. La censure règne, comme va l’apprendre Alba de Céspedes à ses dépens. En février 1935, accusée d’activité antifasciste, elle est arrêtée et détenue pendant cinq jours à la prison pour femmes de Mantellate, à Rome. Ce qui ne l’empêche pas de publier, la même année, L’anima degli altri ("L’âme des autres "), un recueil de nouvelles salué par la critique.
L’année 1937 est marquée par sa rencontre avec Arnoldo Mondadori, fondateur de la maison d’édition du même nom. L’année suivante paraît son roman Nessuno torna indietro, inspiré de son expérience à l’Institut Ravasco. Grâce à l’intervention de Mondadori, le livre échappe de peu à la censure —les personnages féminins ne correspondent pas à la vision de la femme qu’entend promouvoir le régime fasciste — et rencontre un grand succès. Il sera traduit dans près de vingt langues et sera publié, en 1949, chez Albin Michel sous le titre Nul ne revient sur ses pas. En 1943, Alessandro Blasetti adapte Nessuno torna indietro au cinéma, mais la censure frappe de nouveau et le film ne sera diffusé qu’en 1945.
Alba est Clorinde dans l’émission L’Italie combattante
Nouveau tournant, en 1943. Le 25 juillet, Mussolini est destitué. Dirigé par le maréchal Badoglio, le nouveau gouvernement signe, le 3 septembre, un armistice avec les Alliés. Hitler réagit en occupant la péninsule jusqu’à Naples, libérant au passage le dictateur déchu qu’il place à la tête de la République sociale italienne de Salò. De Céspedes quitte Rome pour rejoindre l’Italie libre. Elle franchit les lignes allemandes en passant par les Abruzzes où, un mois durant, elle trouve refuge dans les bois.

En décembre, sous le pseudonyme de Clorinde, Alba est la voix de l’émission L’Italie combattante sur les ondes de radio Bari. Elle y rencontre Franco Bounous, un diplomate, qu’elle épousera en 1945. L’Italie de 1944 n’est que partiellement libérée, mais Alba pense déjà à une autre bataille, celle de la reconstruction à laquelle elle entend participer avec ses armes, les idées et les mots. En mars, elle fonde la revue Mercurio qui publie des articles d’Alberto Moravia, de Natalia Ginzburg… Bientôt, elle tient un salon littéraire fréquenté par les écrivains et les intellectuels de la République italienne proclamée en 1946.

L’aventure du Mercurio s’achève en 1948, laissant la place à d’autres projets. Un nouveau roman, Dalla parte di lei, paraît en 1949. Incarnant un féminisme authentique, volontaire et universel, le personnage d’Alessandra vaut au livre un immense succès. Les traductions s’enchaînent, en 1952, aux États-Unis, en 1956 et en France, au Seuil, sous le titre Elles. Le cinéma la sollicite. Michelangelo Antonioni lui demande de participer à l’adaptation d’une nouvelle de Cesare Pavese, Entre femmes seules. Sorti en 1955, Le amiche (Femmes entre elles) est récompensé par un Lion d’argent au festival de Venise. Au tournant des années 1950 et 1960, Alba de Céspedes est aussi célèbre qu’Elsa Morante !
Fin de vie parisienne
Elle décide de quitter l’Italie en 1967. Après avoir participé au Congrès culturel de La Havane, à Cuba, en janvier 1968, elle s’installe à Paris… juste à temps pour observer la jeunesse qui se soulève en mai. De ses discussions avec des étudiantes, elle tire Chansons de mai, un recueil de poèmes écrits directement en français. Elle en envoie un exemplaire à René Char, qui lui répond : "Madame, vos poèmes sont parmi les plus libres et les plus justes qu’il m’ait été offert de lire depuis longtemps à propos d’un “événement” capital. Merci d’aimer en poète la jeunesse dans ce qu’elle a de perpétuel et de toujours recommencé. Et tous mes vœux pour Chansons des filles de mai, qui est le livre de cette jeunesse." En 1969, elle lance un appel pour la libération de Régis Debray, prisonnier en Bolivie. Cet engagement pour libérer un écrivain sera aussi celui de l’un des personnages féminins de Sans autre lieu que la nuit, son dernier roman, également écrit en français et publié en 1973.

Alba de Céspedes s’éteint à Paris, en 1997, laissant un dernier roman, rédigé en espagnol, Con gran amor, en hommage à Cuba et qui sera édité à La Havane en 2011, année où Mondadori rassemble plusieurs de ses textes dans un volume de la prestigieuse collection I Meridiani. La publication fait événement et marque la fin d’une légende noire ravalant Alba de Céspedes au rang d’auteure de littérature "à l’eau de rose". La réédition de Dalla parte di lei en 2021, plus de soixante-dix ans après sa sortie, est un succès qui incite Gallimard à prendre le risque de rééditer Elles. Pari gagné : le roman a déjà été réimprimé deux fois. Alba de Céspedes n’a pas fini de faire parler d’elle, d’autant plus que la réédition du Cahier interdit est annoncée pour 2023 !

Elles, d’Albade Céspedes, Gallimard, 624 p., 25 euros.
Acheter en ligneConnectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.