À elle seule, la mappemonde est révélatrice du projet du puissant abbé de Saint-Sever, Grégoire de Montaner. Sur cette double page in-folio où est peinte la totalité du monde connu, l’abbaye gasconne apparaît aussi importante que Saint-Pierre de Rome. "De même, le prieuré de Mimizan, dans les Landes actuelles, figure comme le plus occidental de la chrétienté", précise Charlotte Denoël, conservatrice en chef des manuscrits médiévaux de la Bibliothèque nationale de France. "Grégoire de Montaner voulait faire de son abbaye une nouvelle Jérusalem. Ce moine passé par Cluny était très influent et ambitieux. Il a présidé aux destinées de l’abbaye de Saint-Sever de 1028 à 1072." Or, en 1032, la dynastie des Sanche qui règne sur le comté de Gascogne s’éteint en ligne masculine. Se crée un vide temporel que va exploiter Grégoire de Montaner. Il s’approprie le Palestrion, ou château antique, résidence officielle des ducs et comtes de Gascogne, fait reconstruire l’abbatiale et, surtout, entend laisser à la postérité un monumentum.
"Les peintures sont uniques, adaptées au goût du jour comme aux enjeux contemporains"
Quoi de mieux pour frapper l’esprit des fidèles et assurer son magistère que le texte produit au VIIIe siècle par le moine asturien Beatus de Liébana, vaste commentaire autour de l’Apocalypse, c’est-à-dire de la Révélation selon saint Jean ! "L’Apocalypse, c’est l’Évangile du futur, poursuit Charlotte Denoël, un texte à la fois connu et hermétique, d’où le succès de ces commentaires en latin, d’où aussi l’importance de les illustrer, l’image permettant d’autres niveaux de compréhension. Il existe encore à ce jour vingt-six copies complètes du Beatus, mais celui de Saint-Sever est le seul qui ait été réalisé de ce côté des Pyrénées."

Mieux, il présente un texte supplémentaire, un commentaire du Livre de Daniel qui est un peu l’Apocalypse de l’Ancien Testament, absent de l’œuvre de Beatus de Liébana. "Et les peintures, bien sûr, sont uniques, adaptées au goût du jour comme aux enjeux contemporains tels que les envisage le commanditaire", assure Isabelle Marchesin, maîtresse de conférences HDR à l’université de Poitiers, spécialisée dans les images manuscrites du premier Moyen Âge. "Elles sont ici d’une ampleur, d’une qualité et d’une force inouïes."

Il y en a plus de cent dix, la plupart en pleine page, avec la quasi-certitude que l’auteur principal des peintures est un fresquiste, grâce aux contours très noirs et aux techniques employées, très sophistiquées. "Nous avons une triple signature des artistes, Stephanus, le principal, Garsia et Placidus, ses assistants, souligne Charlotte Denoël. C’est très rare. Au départ, nous pensions qu’il s’agissait d’une unique personne. En réalité, nous avons pu repérer sur le manuscrit les marques des artistes qui leur permettaient de savoir entre eux à quel endroit placer telle ou telle figure."

Trésor de l’abbaye, le Beatus reste à Saint-Sever jusqu’à l’incendie, en 1569, des bâtiments par les protestants, au cours des guerres de Religion. Par miracle, l’inestimable manuscrit est sauvé des flammes. On le retrouve en Vendée, aux mains d’un riche paysan, puis dans la famille de Sourdis. Au début du XVIIe siècle, François d’Escoubleau de Sourdis, cardinal archevêque de Bordeaux, le fait relier à ses armes, tel qu’il apparaît encore aujourd’hui.
Les peintures du Beatus ont influencé l'art moderne
En 1769, Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, fait l’acquisition du Beatus dans une vente. Bibliophile considérable, il forme le noyau de la bibliothèque de l’Arsenal. Il échange le manuscrit contre un autre, avant la Révolution, et le Beatus rejoint ainsi les collections du Cabinet royal des chartes, puis de la Bibliothèque nationale.

"Hélas, il a été amputé d’une dizaine de peintures et de la fameuse mappemonde, poursuit Charlotte Denoël. En 1866, Léopold Delisle, alors en charge des manuscrits, repère la mappemonde chez un libraire parisien et la fait acheter par la Bibliothèque impériale. Le Beatus est de nouveau quasi complet." Et à même d’être étudié, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, au moment d’être édité en fac-similé par les éditions Citadelles & Mazenod associées à la BnF.

Le manuscrit reproduit est d’ailleurs accompagné d’un volume de commentaires, dirigé par Charlotte Denoël et auquel a collaboré notamment Isabelle Marchesin. De quoi faire le point sur l’état actuel des connaissances concernant Le Beatus de Saint-Sever et ses précieuses illustrations. "Les pigments utilisés ont été analysés au centre de recherches et de conservation des musées de France, ce qui a permis d’étonnantes découvertes, témoigne Isabelle Marchesin. Dans la peinture représentant le paon maîtrisant le serpent, autrement dit le bien ayant raison du mal, les artistes ont utilisé du bleu égyptien dont on pensait le secret perdu depuis le IXe siècle."

Comme le montrent de nombreuses figures du Beatus à la langue sortie de la bouche, "la plus grande terreur ce sont justement les péchés de langue, c’est-à-dire les mensonges, les blasphèmes", souligne Mme Marchesin. Les symboliques sont multiples, à l’exemple de la grande prostituée Babylone qui usurpe les attributs de l’Église, de la figure du renard qui désigne le menteur, ou du singe qui veut ressembler à l’homme. "Et quelle émotion à l’analyse de cette image des anges venus déverser des coupes sur le soleil. Les hommes en dessous, sur la terre, ont des coups de soleil sur les joues, signes de souffrance, de changement de peau, de purification."

Plus inattendu encore, l’influence des peintures du Beatus sur l’art moderne. "Le manuscrit était connu d’artistes tels que Matisse ou Picasso. La scène de Déluge, notamment, montrant une humanité massacrée, invite très clairement à établir un parallèle avec Guernica." L’analyse ADN des pages en parchemin du manuscrit montre une alternance entre peau de mouton et peau de veau. Le premier, plus souple, est utilisé pour les textes, le second, plus rigide, pour les peintures. Il aura fallu trois à quatre cents bêtes pour réaliser Le Beatus de Saint-Sever. Un holocauste pour une Révélation.
Le Beatus de Saint-Sever, 592 pages et 592 illustrations couleurs, et le livre de commentaires 256 pages et 230 illustrations couleurs, coédition Citadelles & Mazenod et Bibliothèque nationale de France, tirage limité à 999 exemplaires, 890...
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