Aujourd’hui, seuls les plus grands spécialistes de l’Art déco savent encore son nom et le chuchotent avec le respect dû à une véritable légende. Il est vrai que rien ne disposait Jeanne Tachard au destin hors norme qui fut le sien. Née en 1870 demoiselle Poncin dans le village jurassien de Cousance, elle est fille d’un ouvrier agricole. Jeanne est rêveuse, primesautière et déborde d’imagination. Le monde, son monde, est fait pour le beau et elle brûle de l’inventer de ses mains agiles au service d’un sens esthétique inspiré par la pureté des lignes.
Une modiste reconnue à Paris
Voilà mademoiselle Poncin à Paris, petite main habile bientôt devenue modiste dont le talent commence à être reconnu. Ses chapeaux ont autant d’élégance que de fantaisie et lui valent une clientèle de plus en plus huppée. Jusqu’à côtoyer la haute bourgeoisie. C’est ainsi qu’elle rencontre l’ingénieur André Tachard. De souche alsacienne, il descend de l’élite protestante de Mulhouse. Son père, Albert, est avocat, député et ambassadeur. Sa mère, Wilhelmine Grunelius, est d’une famille de banquiers de Francfort. Un autre monde. N’importe, André est fou de Jeanne. Il veut l’épouser. "Il n’a jamais obtenu le consentement de sa mère, farouchement opposée à cette union", précise Frédéric Johnston, le neveu par alliance de Jeanne. "Aussi le mariage a-t-il lieu tard, en 1901, bien après la naissance de Louis, l’unique enfant du couple."

Six ans plus tard, André achète à Jeanne le salon de mode Suzanne Talbot, sis au 14, rue Royale. Elle va en faire la plus célèbre adresse de modiste de la capitale. Les chapeaux de Mme Tachard font sa fortune. "Sur ce point, une anecdote est significative, poursuit Frédéric Johnston. La sœur d’André avait épousé Louis Van Loon, un proche de la famille royale néerlandaise. Lequel avait été chargé d’acheter des chevaux pour la reine Wilhelmine mais s’est trouvé en manque de liquidités. Il a demandé à André de lui faire l’avance. À quoi son beau-frère lui a répondu qu’il ne pouvait pas mais que son épouse, elle, était en mesure de lui rendre ce service."
Jeanne, ou plutôt "Jita" pour ses intimes, se lie d’amitié avec le couturier Jacques Doucet. Elle le convainc de vendre ses collections d’art du XVIIIe siècle, en 1912, pour s’intéresser ensuite au modernisme. Et de s’attacher un certain André Breton, en 1920. Dans l’intervalle, la guerre aura fait basculer le destin de Jeanne. Son fils Louis, étudiant aux Beaux-Arts, s’engage. Pilote dans une escadrille de chasse, il est abattu le 26 octobre 1917 et meurt le lendemain. Foudroyée, Jeanne Tachard cède le salon Suzanne Talbot à sa collaboratrice, Juliette Mathieu-Lévy.
Collectionneuse et mécène, Jeanne côtoie Foujita, Lipchitz, Picabia, Pierre Legrain...
Elle est déjà la toute première à s’intéresser à l’art africain, sous l’influence de la galeriste Jeanne Bucher. Désormais, elle ne sera plus que collectionneuse et mécène, sans doute en partie pour faire vivre la mémoire de ce fils trop tôt disparu dont les camarades des Beaux-Arts lancent le mouvement moderniste qui va s’épanouir dans l’entre-deux-guerres. Elle côtoie Foujita, Lipchitz, Picabia, devient la première cliente de la peintre brésilienne Tarsila do Amaral, se fait présenter Eileen Gray par son ami Jacques Doucet, et surtout le relieur, ébéniste et décorateur Pierre Legrain.

Coup de foudre artistique. Jeanne commande à Legrain l’aménagement de l’appartement qu’elle occupe au rez-de-chaussée de l’immeuble qu’elle a fait construire par l’architecte Paul Ruaud, rue Émile-Menier, à Paris, et celui de sa maison de La Celle-Saint-Cloud. Que le créateur pensera comme une œuvre totale, recomposant même les jardins, calqués sur le dessin d’une reliure. Eileen Gray mettra sa touche à la villa moderniste, Les Vingt Pins, à Sainte-Maxime, que Jeanne et André Tachard commandent à l’architecte André Barbier-Bouvet.

"À Paris, nous allions chez ma tante chaque semaine. Elle était très gaie et fantasque, un peu imprévisible, avec des phases de mélancolie, mais vraiment affectueuse. Je me souviens d’un appartement sombre, à l’atmosphère un peu oppressante, de pièces éclairées par des bandes lumineuses verticales, avec des peaux de bêtes couvrant un sol pavé de grandes dalles de verre, coulées sur mesure par Saint-Gobain. Elles ont évité à l’appartement d’être réquisitionné par les Allemands. Ces dalles semblaient trop glissantes à l’occupant."
Quatre-vingts pièces proposées aux enchères le 26 mars, à l’hôtel des ventes de Montpellier
Une fois veuve, en 1935, Jeanne s’entoure de demoiselles de compagnie, dont la dernière sera Madeleine Caranta, une Tropézienne qui tombe dans les bras de Bernard Segond, esthète, également secrétaire, chauffeur de Jita, qu’elle a pris en affection au point de le considérer comme un fils adoptif. Madeleine enceinte, Jeanne Tachard veille à ce que Bernard l’épouse. "C’est leur fils, Pierre-André, mon filleul, qui vend aujourd’hui les dernières pièces des collections de ma tante, dont Bernard a hérité à sa mort, en 1963", précise Frédéric Johnston.

Si les chefs-d’œuvre du mobilier de Legrain sont partis depuis longtemps et font aujourd’hui le bonheur des musées, les quatre-vingts pièces proposées aux enchères le 26 mars, à l’hôtel des ventes de Montpellier, sont remarquables. Exposées à Paris à la galerie de Pierre-Alain Challier, elles ont attiré amateurs et marchands.

Statuette de jeune femme de Zadkine, dessins de Foujita ou de Kisling, tapis de Legrain, nature morte de Cossio, encadrée par Legrain, cuillers à entremets et couteaux à fruits dessinés par… Legrain, spécialement pour la villa de La Celle-Saint-Cloud, côtoient les quatre chaises chinoises laquées rouges, réputées de provenance impériale, et leurs copies par Legrain. Sans oublier les pièces d’art africain dont plusieurs, comme le trône fon ou le siège ngombe, ont directement inspiré des créations de l’ébéniste le plus raffiné de l’Art déco. Soixante ans après sa mort, le goût Tachard est à l’honneur. Comme un dernier hommage à son âme d’artiste.
Collection Jeanne Tachard, hôtel des ventes de Montpellier, commissaires-priseurs Bertrand de Latour et Jean-Christophe Giuseppi, 194, chemin de Poutingon, 34.070 Montpellier.
Téléphone : 04 67 47 47 20
Exposition le 25 mars et le 26 au matin, vente le samedi 26 mars à 14 heures.
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