Une aiguière en jaspe sanguin taillée en Sicile sous le règne de l’empereur Frédéric II, au XIIIe siècle, et montée en or à Paris entre 1732 et 1734, comme en témoigne le poinçon de garantie de la ville ; un diadème en forme de tête de coq sur pied signé René Lalique, en or, corne et émail et tenant en son bec une améthyste taillée ; le livre d’heures d’Isabelle de Bretagne aux peintures du Maître de Bedford au début du XVe siècle ; une assiette à émaux de la famille verte de la période Kangxi (1662-1722) ; un petit cabinet à encens japonais de la fin de la période Edo ; ou encore, Trois études d’une tête de jeune femme par Jean-Antoine Watteau (1684- 1721) : ce sont quatre-vingt-deux objets de taille souvent petite qui ont voyagé depuis le Portugal, déplacés de leur écrin habituel à la Fondation Calouste Gulbenkian pour s’installer dans un autre tout aussi splendide, l’Hôtel de la Marine.

La chose peut paraître ordinaire dans le monde de l’art et des musées où l’un prête à l’autre, mais l’histoire ici est particulière. Ce ne sont pas seulement des peintures, des bijoux, de la vaisselle, des manuscrits qui voyagent ; ce sont des trésors amassés en une soixantaine d’années par une seule et même personne, achetés au gré de coups de cœur dans une quête obsessionnelle et amoureuse, qui vont rencontrer leurs "jumeaux", chefs-d’œuvre rassemblés par un autre collectionneur à l’exigence et à la passion comparables. Avec en coulisse les talents conjugués de Nuno Vassallo e Silva (directeur de la Délégation en France de la Fondation Calouste Gulbenkian) d’Amin Jaffer et Joao Carvalho Dias (respectivement directeur de la collection Al Thani et directeur adjoint du Musée Gulbenkian à Lisbonne, ndr) les deux curateurs qui ont pensé et monté ce spectacle éblouissant.

"Only the best" : c’est le principe qui a guidé Calouste Gulbenkian toute sa vie, jusqu’à sa mort en 1955. Principe auquel souscrirait volontiers son hôte de l’été à l’Hôtel de la Marine, Son Altesse le cheikh Hamad bin Abdullah Al Thani, de plus d’un siècle son cadet. Ce goût et ces principes communs trouvent leurs sources, en creux, dans les vies parallèles des deux collectionneurs. Si le premier est né en 1869 à Istanbul alors capitale de l’Empire ottoman, et l’autre en 1982 au Qatar, tous deux sont des héritiers, ayant bâti leur fortune grâce à l’or noir. Bien que n’étant ni français ni anglais, ils ont vécu entre Paris et Londres où le cheikh Hamad a possédé l’hôtel Lambert et encore à présent Dudley House, et où son aîné acquit dans les années 1920 l’hôtel particulier de Rodolphe Kann, avenue d’Iéna.

Des hommes cosmopolites érudits, obsessionnels et sélectifs, comme se définit lui-même le cheikh qatari de 40 ans, exigeants, puristes décidant seuls de leurs acquisitions et n’écoutant que leur cœur et leurs goûts. Le savoir-faire artisanal et surtout la diversité des provenances, des matériaux, des techniques et des époques sont les critères qui ont gouverné leurs choix. Et la rareté des objets, leur raffinement et leur créativité, comme leur intimité et leur préciosité, puisque l’un et l’autre de ces deux admirateurs du XVIIIe français et de ses arts décoratifs, aiment vivre au milieu de leurs collections. Partageant le luxe de ne s’entourer que de ce qu’ils aiment.

Dans une lettre adressée en 1927 à l’égyptologue Howard Carter, Calouste Gulbenkian rappelle en quelques mots sa conception du collectionneur : "Ce que je recherche, ce sont des objets de qualité artistique de premier ordre et qui exercent sur moi un pouvoir d’attraction parce qu’il s’agit de spécimens d’un extrême raffinement." Des mots que le prince Hamad Al Thani ne saurait désavouer. C’est en 2012 que le cheikh découvre la Fondation Gulbenkian à Lisbonne pour la première fois – plusieurs autres visites suivront. Une expérience qu’il qualifie lui-même de lumineuse et déterminante, dont il s’émeut. C’est autant la richesse de la collection de son homologue portugais qui le touche, que le pressentiment de rencontrer un maître, un pionnier, un frère de cœur aussi.

Les affinités entre Hamad Al Thani et son aîné sont frappantes : même vision de ce qui fait la singularité d’une collection, même passion pour la diversité des cultures, même conscience que l’art est leur lien secret, même culte du dialogue entre l’Orient et l’Occident, même stature de mécène. Et même générosité philanthropique qui veut offrir une expérience muséologique complémentaire aux institutions de Paris et Lisbonne. La vie n’a pas pu faire que les deux hommes se rencontrent. Grâce à cette exposition, c’est désormais chose faite.
* Calouste Gulbenkian par lui-même : dans l'intimité d'un collectionneur. Collection Al Thani à l’Hôtel de la Marine, jusqu’au 2 octobre 2022.
Dans le cadre de la Saison France Portugal 2022 qui se tient simultanément dans les deux pays jusqu’au 31 octobre 2022, et présidée par Emmanuel Demarcy-Mota.
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