Sur les murs immaculés du musée d’Art moderne de Paris (MAM), l’effet miroir est saisissant. Presque hypnotique. En accrochant pour la première fois les oeuvres de Josef et d’Anni Albers côte à côte, l’institution met en lumière la porosité entre leurs travaux et l’influence qu’ils ont eue l’un sur l’autre. Alors que Josef Albers explore quasiment sans relâche, et jusqu’à sa mort, en 1976, sa série Hommage au carré, certains tissages d’Anni semblent y répondre. Et inversement. Certes, les matières de départ diffèrent – il travaille la peinture, elle s’exerce au tissage et à la lithographie –, mais les deux plasticiens partagent la même palette de couleurs et un goût marqué pour la géométrie.
Dans l’exposition parisienne qui réunit plus de 350 oeuvres (dessins, toiles, bijoux, meubles, créations textiles), le parcours se présente comme "une sorte de tissage entre les deux artistes, pour mieux comprendre leur exceptionnelle complicité", explique Fabrice Hergott, directeur du MAM. Comme pour d’autres couples talentueux – Charles et Ray Eames, Christo et Jeanne-Claude… –, Anni Albers était passée à la trappe de l’histoire. Malgré sa connaissance des arts, Fabrice Hergott lui-même ignorait combien ces deux-là s’étaient nourris. "L’ambition initiale était de faire une très grande exposition sur Josef Albers. Jusqu’au jour où je me suis rendu compte de l’importance du travail d’Anni, ce qui a réorienté le projet vers la notion de couple d’artistes, à l’origine d’une oeuvre mémorable et différente", confesse-t-il.
Au départ, tout les sépare
En France, la fascination inépuisable de Josef Albers pour les carrés colorés lui a naturellement valu les honneurs d’Hermès. En 2008, la célèbre maison a édité une série de foulards en reprenant certains de ses dessins. Le travail d’Anni était quant à lui resté cantonné aux cercles d’initiés. En mettant en scène le dialogue artistique particulièrement loquace, presque répétitif, qui unissait Anni et Josef, les curateurs espèrent rétablir l’équilibre.
Nicholas Fox Weber, qui a connu les deux artistes de leur vivant et préside aujourd’hui la fondation qui porte leur nom, dans le Connecticut, insiste lui aussi sur l’importance du couple dans leur destinée artistique : "Les mots que Josef utilisait pour décrire le pouvoir des couleurs pourraient tout aussi bien s’appliquer aux deux personnes qu’ils étaient, résolument 'indépendantes' et extrêmement 'interdépendantes'." S’ils ont vécu sous le même toit jusqu’à la fin de leur vie, et affichent plus d’un demi-siècle de vie conjugale, les amoureux ont toutefois tenu à faire "ateliers séparés". "Josef et Anni n’ont jamais travaillé côte à côte et ont souvent discuté de leurs oeuvres une fois qu’elles étaient terminées", raconte Nicholas Fox Weber.

Au départ, pourtant, tout les sépare : leur âge, leurs origines sociales… Joseph Albers naît à Bottrop, en Allemagne, en 1888, dans une famille de petits artisans catholiques. Annelise Fleischmann, dite Anni, vient au monde onze ans plus tard, à Berlin. Elle est l’héritière d’une riche famille juive, convertie au protestantisme, qui espérait qu’elle apprenne à tenir une maison et produise des héritiers pour la manufacture de meubles de son père, voire pour le géant de l’édition que détenait sa famille maternelle : le groupe Ullstein-Verlag.
Mais tous les deux se sentent à l’étroit dans leurs milieux respectifs. Anni presse sa mère de la laisser prendre des cours de dessin. Satisfaite d’avoir obtenu gain de cause, la jeune fille déchantera vite en découvrant l’apprentissage très classique que lui réserve son professeur, la poussant vers le dessin figuratif et lui interdisant formellement l’usage du noir. Un brin rebelle, celle qui deviendra une figure de l’art abstrait et une grande coloriste n’aura de cesse, jusqu’à sa mort, de souligner ses oeuvres de la teinte prohibée. De son côté, Josef, déjà animé par la volonté de transmettre et alors qu’il n’a pas 20 ans, suit une formation d’instituteur.

Ses écrits de l’époque prouvent qu’il avait déjà une vision très précise de la manière dont il souhaitait enseigner, en insistant sur l’expérimentation individuelle. Un point de vue qu’il mettra en oeuvre quelques années plus tard, dans l’atelier qu’il animera au Bauhaus à Weimar, en Allemagne, puis au Black Mountain College près d’Asheville, aux États-Unis.
"Anni et Josef ont renversé le système éducatif en redonnant à chaque individu sa place, sa valeur et sa responsabilité. En partant du principe que seul ce que nous apprenons de nos propres recherches nous appartient", souligne Julia Garimorth, commissaire de l’exposition parisienne.
Une rencontre artistique et amoureuse au Bauhaus
Pour tous les deux, le passage au Bauhaus, dont ils restent des figures emblématiques, sera décisif. Non seulement cette école révolutionnaire, créée par Walter Gropius trois ans avant leur arrivée, répondra à leur quête artistique, privilégiant l’artisanat et l’expérimentation, mais en plus, c’est là que leurs chemins vont se croiser. Étudiant sans le sou, Josef, qui arrive au Bauhaus en 1922, travaille la couleur en récupérant des tessons de bouteille dans les poubelles.
Séduits, les maîtres lui confieront rapidement les rênes de l’atelier du verre. Pour Anni, le chemin est plus sinueux. Recalée une première fois au concours d’entrée, elle parviendra finalement à convaincre. Mais pas question de lui faire étudier la peinture, comme elle l’aurait voulu. Anni est aiguillée vers l’atelier de tissage. Au Bauhaus, la formation artistique est d’avant-garde, pas la place des femmes. D’abord circonspecte, la jeune artiste de 23 ans se laisse convaincre et découvre toute la richesse de cet art, qui la fera vibrer jusqu’à sa mort, en 1994.

Concentrée sur son travail et d’une timidité maladive, Anni ne voit rien venir lorsque, à la soirée de Noël, Walter Gropius prononce son nom et lui remet un présent de la part d’un certain Josef Albers. De onze ans son aîné, le jeune homme qui a plus d’assurance a empaqueté la reproduction d’un Giotto pour attirer son attention. Vite amoureuse, Anni attendra encore trois ans avant de présenter l’élu de son coeur à ses parents. "C’était en 1925, et Josef venait d’être nommé professeur au Bauhaus, ce qui signifiait qu’il avait un travail rémunéré. Nous pouvions nous marier", racontera-t-elle des années plus tard.
Le 9 mai 1925, les amoureux scellent leur union dans une église catholique de Berlin. Les parents de Josef brillent par leur absence, mais les tourtereaux ne s’en formalisent pas. Au Bauhaus, le couple vit au coeur de la création. C’est l’émulation au quotidien. Les Albers ont pour voisins les Kandinsky et les Klee. Anni participe même, en 1929, à une incroyable expédition menée pour le cinquantième anniversaire de Paul Klee, à qui il fut décidé de livrer ses cadeaux par voie aérienne.
Mais dans une Allemagne où grondent les bruits de bottes et monte l’antisémitisme, les nazis poussent à la dissolution du Bauhaus. Fuyant le pays, les Albers émigrent aux États-Unis, en Caroline du Nord, en 1933. Là-bas, le couple est accueilli avec déférence...
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