Accrochés sur les pointes des chapeaux en velours, les grelots semblent inoffensifs. "Ils ont été spécialement fabriqués par une amie costumière de théâtre. Elle est un peu désœuvrée en ce moment…", précise Guillaume Meurice, tandis que leur redoutable tintouin métallique s’obstine à retentir à chaque pas dans les étages du château de Blois.
Une mélodie entêtante et difficile à dompter, comme les plaisanteries des trublions adressées jadis dans ces murs aux puissants et leur entourage. "Je me sens beaucoup d’affinités avec la figure du bouffon. Parce que leur position n’est pas si éloignée de la mienne", raconte le Bourguignon de 39 ans, joyeux dans une tenue en total-jeans qui sied à ses airs de grand adolescent goguenard. "Sauf que les rois d’aujourd’hui sont les grands financiers."
Triboulet, Meurice et la politique de l'humour
Lui ne sévit pas à la Cour, mais sur l’antenne de la radio publique France Inter. Dans l’émission Par Jupiter !, ses chroniques quotidiennes moquent gentiment les déboires de nos personnalités politiques et les inepties de leurs électeurs, souvent cueillies dans les beaux quartiers de la capitale lors de malicieux micros-trottoirs.

Après un premier roman autour de la passion de son ami Stéphane Cosme pour le poème Voyelles d’Arthur Rimbaud, le "comique d’investigation" fait voyager sa facétie jusqu’au XVe siècle, en se glissant – à la première personne – dans la peau de Triboulet, bouffon favori de Louis XII et de François I er.
Mis en lumière par Rabelais, puis par Victor Hugo dans Le roi s’amuse, ce dernier est entré dans la légende pour avoir fait la blague de trop qui lui valut sa plus belle pirouette. "Bon sire, je demande à mourir de vieillesse", aurait-il répondu au fils de Charles d’Orléans, qui lui accordait l’ultime faveur de le laisser choisir sa peine capitale.
De bête de foire à bouffon du roi
De son parcours, on ne sait pourtant rien ou presque. "J’ai eu toute la latitude pour imaginer ce qu’a pu être son existence, en m’appuyant sur de rares éléments biographiques et sur de nombreuses lectures sur la façon dont on vivait à l’époque."
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Rejeté par sa famille à cause de sa difformité physique, Triboulet arrive à la cour du royaume d’abord en bête de foire, parqué dans un enclos tel un animal. Avant, assez vite, d’être repéré et sorti de la fange à la faveur de son sens aigu de la repartie. "L’humour est d’abord pour lui une façon de se défendre de toute la violence qu’il reçoit. Il met à distance la réalité et retourne habilement les moqueries pour mettre les rieurs de son côté."
Un art de la saillie cinglante qui s’exerce notamment au contact des courtisans, jamais avares en intrigues et flatteries pour être appréciés du pouvoir. Et qui s’affine aussi au contact de Michel Le Vernoy, l’aide et gouverneur chargé par Louis XII de faire son éducation. "Le roi veut que tu te sentes libre. C’est ta liberté qui le fait rire", rappelle-t-il à celui qui bientôt convoque Machiavel autant qu’Érasme et son Éloge de la folie.

Révélant sa finesse d’esprit – "savoir se faire passer pour fou est un signe de grande intelligence"–, Triboulet agit comme un précieux sérum de vérité cathartique, confrontant le roi à l’arbitraire de sa position, l’obligeant à l’humilité.
Un personnage éminemment moderne
Une présence indispensable, dont la fonction est aussi éminemment politique : "En montrant qu’il est capable de rire de lui-même, le souverain désamorce les critiques et leur caractère subversif en les circonscrivant à un endroit précis", souligne Guillaume Meurice. D’où l’ambivalence de la place du comique, à laf ois garde-fou et caution du pouvoir. "C’est cette zone grise que j’ai voulu explorer : dans quelle mesure sommes-nous complices de la structure que l’on dénonce ? Je me pose souvent la question lorsque je rencontre des lobbyistes ou des communicants."
D’autant qu’après le bon Louis XII, surnommé le "Père du peuple", vient le va-t-en-guerre François Ier, dépeint par Meurice comme un "grand nigaud" fanfaron et vaniteux, dont les proches doivent sans cesse rattraper les imprudences et erreurs sanguinaires. "Qu’est-il de plus fou que d’entamer ce genre de lutte pour on ne sait quel motif, alors que chaque partie en retire toujours moins de bien que de mal?", s’interroge après Marignan un bouffon de plus en plus gêné par les dérives de son maître. Et voilà le roi devenu barbare, et le fou plein d’une sagesse érudite.
Par ailleurs pacifiste, féministe avant l’heure et sensible au sort des animaux massacrés lors des chasses à courre, le Triboulet de Meurice ne semble pas prêt à faire taire ses salutaires grelots.
Le roi n'avait pas ri de Guillaume Meurice, éditions JC Lattès, 20 euros.

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