Denis Mukwege : "La racine des violences sexuelles s’appelle le patriarcat"

Lauréat du prix Nobel de la paix 2018, le gynécologue et chirurgien congolais soigne depuis quarante ans les victimes de sévices sexuels. Il vient de publier La Force des femmes, une autobiographie passionnante où il retrace son parcours personnel et rend hommage à celles qu’il répare.

Par Estelle Lenartowicz - 25 novembre 2021, 07h00

 Denis Mukwege dans les jardins des éditions Gallimard, à Paris.
Denis Mukwege dans les jardins des éditions Gallimard, à Paris. © Julio Piatti

Dans les premiers chapitres, vous revenez sur vos jeunes années à Bukavu, au Congo, et sur l’influence de vos parents. En quoi votre enfance a-t-elle forgé l’homme que vous êtes devenu ? 

J’ai eu la chance de grandir auprès d’une mère qui avait une vision précocement moderne et progressiste des rôles de genre. Pour l’aide aux tâches domestiques, elle ne faisait absolument aucune différence entre mes deux soeurs et moi. Être un garçon ne m’apportait aucun privilège à la maison. Mais lorsque j’allais chez des amis, je voyais bien que seules les filles faisaient la vaisselle et la cuisine. La conception de ma mère était liée au fait qu’elle-même avait été élevée par un homme, son frère, après la mort de ma grand-mère en couches. Elle l’a très tôt vu tout faire, y compris le ménage, et nous répétait souvent qu’il fallait savoir être autonome. Mon père, lui, était la douceur incarnée : jamais je ne l’ai vu hausser le ton ou lever la main sur qui que ce soit. Ces influences à rebours des stéréotypes ont sans doute compté.

C’est au côté de votre père qu’a pris corps votre vocation médicale. Dans quelles circonstances ? 

Mon père, qui était pasteur pentecôtiste, se rendait souvent chez les habitants de Bukavu, notre ville. Un jour, à l’âge de 8 ans, je l’ai accompagné auprès d’une femme dont l’enfant était gravement malade. Je l’ai vu prier longuement à son chevet, et j’ai compris que quelque chose clochait : où étaient les médicaments ? Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu qu’il n’était pas médecin. Alors je lui ai fait la promesse de le devenir un jour. Un pacte s’est scellé entre nous. Je voulais en quelque sorte compléter sa mission : il guérirait les âmes, moi, les corps. J’aimais beaucoup mon père et j’avais très peur de le décevoir. C’était un être bon, calme, sérieux et modeste. Lorsque quelque chose lui déplaisait, il ne s’énervait jamais, préférant me parler et m’expliquer les choses. Je lui dois beaucoup.

Votre spécialisation en chirurgie gynécologique se scelle au gré de plusieurs rencontres avec des femmes et patientes dont vous brossez les portraits. Quelle image gardez-vous d’elles ? 

Lorsque l’on parle des femmes victimes de violences sexuelles de guerre, on a tendance à les présenter sous l’angle restreint de la vulnérabilité et de la commisération. Cela me gêne. Certes, elles vivent des choses terribles et extrêmement douloureuses. Mais il est aussi crucial de souligner à quel point ces épreuves donnent à ces femmes de la force et font d’elles des actrices du changement. À divers degrés, elles deviennent des agentes de transformation, dotées de la capacité unique d’influencer leur environnement direct et au-delà. Leurs souffrances, imposées hélas par le fonctionnement de la société, se muent ainsi en quelque chose de très positif. Prenons l’exemple d’Alphonsine : violée dans son village à l’âge de 9 ans – ses parents et ses frères et soeurs ont été massacrés –, elle tombe enceinte à 13 ans, perd son enfant pendant l’accouchement et doit subir quatorze opérations reconstructives de l’appareil génital et digestif. Analphabète, elle décide, pendant sa convalescence, d’apprendre à lire et à écrire pour pouvoir aider les autres à son tour. Elle qui n’était jamais allée à l’école, exerce aujourd’hui le métier d’infirmière. J’y vois un formidable signe d’espoir, alors que ceux qui ont commis sur elle des actes barbares avaient voulu l’anéantir à jamais.

Nadia Murad et Denis Mukwege, les lauréats du prix Nobel de la paix 2018 à Oslo
Nadia Murad et Denis Mukwege, les lauréats du prix Nobel de la paix 2018 à Oslo. © Marius Gulliksrud/Stella Pictures/ABACAPRESS.COM

Cette violence sexuelle, dont vous avez vu les séquelles pendant votre carrière, est présente dans tous les pays et classes sociales, sous des formes différentes mais partout persistantes. Quelle en est d’après vous la racine ?

Cette racine universelle s’appelle, je crois, le patriarcat. Bien sûr, celui-ci ne s’exprime pas au même niveau au Congo, en Chine, en France ou en Finlande. Mais il existe partout, et s’intensifie dès que l’on relâche la pression. Pour en réduire les effets nocifs, la clé est d’après moi l’éducation. Il faut, dès leur plus jeune âge, enseigner aux enfants l’égalité, ne pas mettre le garçon sur un piédestal, développer des modèles de masculinité moins bornés, sensibiliser sur les stéréotypes de genre. Il est fou de voir le nombre de pays dans lesquels accoucher d’une fille reste une mauvaise nouvelle pour les parents.

Vous insistez sur le rôle essentiel de la justice dans le processus de prévention et de réparation. Pourquoi ? 

Il faut que tous les agissements pénalement répréhensibles soient réellement punis. Et donc que tous les mécanismes juridiques existants soient mis en place avec plus de volonté et de moyens. Pour se reconstruire, les victimes doivent pouvoir être entendues et prises au sérieux par la justice, et les coupables doivent être poursuivis. On estime qu’en France, moins de 10 % des femmes agressées sexuellement déposent plainte. Cela en dit long sur le poids toujours énorme du système patriarcal. Il faut que la honte passe des épaules des victimes à celle des agresseurs. C’est une révolution, mais une révolution qui prend du temps et dont les acquis ne sont jamais définitifs. D’où l’absolue nécessité que les hommes y prennent leur part autant que les femmes.

Nadia Murad et Denis Mukwege, les lauréats du prix Nobel de la paix 2018 à Oslo
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Trois figures masculines contrastées apparaissent aussi dans votre livre : un jeune bourreau cruel et brisé qui n’exprime aucun regret, un président de la République qui tourne le dos à la souffrance, et un général d’armée qui fond en larmes devant le récit d’une victime… 

Ce général d’armée, par ailleurs médecin légiste, est un colosse qui incarne la force et la virilité physique. Il va pourtant s’effondrer en écoutant le récit d’une petite fille frêle de 13 ans qui lui raconte à l’hôpital ce qui lui est arrivé. Son émotion est belle, mais elle n’est rien sans action. Le Président, qui représente le pouvoir, refuse, lui, de regarder en face les conséquences de la violence. Quant au bourreau, il a subi un lavage de cerveau et vit entièrement dissocié de sa part d’humanité. Au carrefour des trois se trouve le sujet central, la vulnérabilité humaine. Nous devons accepter que nous sommes vulnérables et que ce n’est pas une faiblesse. Hommes et femmes, nous avons tous besoin les uns des autres. Rien ne se fera sans passer par là.

En 2012, vous êtes la cible d’une tentative d’assassinat et vos enfants sont brièvement pris en otage à votre domicile. Ces événements vous obligent à vous réfugier en Belgique. Comment avez-vous vécu cette période et pris la décision de revenir ?

Ma décision de quitter le Congo n’a pas été prise à la légère. La vie de mes enfants ayant été mise en danger, la situation n’était plus tenable, nous n’avions d’autre choix que de partir. Mais il s’est passé quelque chose d’incroyable après notre départ. Des femmes de l’île rurale d’Idjwi, sur lac...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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