Devant les murs épais d’un couloir feutré du Ritz, une silhouette aux courbures futuristes surgit comme par magie. On cligne des yeux, croyant à un mirage. Elle est bien là, cosmique, s’avançant lentement à pas délicats. Autour de son cou, sur l’étrange boîtier qu’elle porte en pendentif, une diode électronique clignote. "Il diffuse des ondes censées affaiblir le virus", explique la créature dans un sourire.
Icône gothique de la mode reconvertie dans la chanson, Daphne Guinness est à Paris pour promouvoir son nouvel album, fruit de sa collaboration avec Tony Visconti, l’ancien producteur de David Bowie, dont elle revisite l’univers expérimental dance-rock. La conversation s’engage à distance raisonnable autour d’une petite table du salon Marcel Proust, l’un des écrivains qui l’inspirent.

Passant sans peine de l’anglais au français, la descendante des sœurs Mitford a la blondeur de sa grand-mère Diana –l’aristocrate et socialite qui épousa le fasciste britannique Oswald Mosley–, et doit son goût de la musique à sa grand-tante Jessica, écrivaine et militante au parti communiste américain. Elle se raconte avec une jovialité qui contraste avec la sophistication ténébreuse de sa tenue gothique.
Exposée en 2011 au Fashion Institute of Technology de New York, sa garde-robe –dont elle s’est depuis délestée pour financer des œuvres caritatives– comptait à l’époque plusieurs centaines de robes, quatre cent cinquante paires de chaussures, soixante-dix chapeaux et deux cents sacs à main.
Le titre et l’univers visuel de votre album jouent sur un double sens, spirituel et intime. Pourquoi ce choix?
Avant la composition de mon premier disque, j’étais très déprimée. Je venais de perdre, coup sur coup, Isabella Blow et Alexander McQueen, deux de mes amis les plus chers. C’était une période vraiment difficile, je voyais tout en noir. Pour tenir, j’ai commencé à écrire des poèmes et à composer des mélodies. C’est ainsi qu’est né Optimism in Black, un album sombre, mais aussi étrangement rempli d’humour. Et il y a deux ans, j’ai compris que la vie était un processus d’éveil, de prises de conscience. Depuis, je n’ai jamais été aussi heureuse. Plus je mets de l’ordre dans ma vie, plus je suis sensible au désordre qui nous entoure. Nul besoin d’être prophète pour sentir que de grands changements sont en cours. Dans un monde inquiétant, le rôle de l’artiste est d’offrir des échappatoires en se maintenant en équilibre entre les réalités.
Revelations, votre clip en trois parties, trois mélodies, tourné à Los Angeles avec David LaChapelle, raconte également cette ambivalence. Comment est-il né?
Nous voulions proposer une allégorie de ce qui se passe actuellement dans le monde. Tenter, à notre façon, de trouver un sens au dérèglement. Tournée avant le début de l’épidémie, la vidéo semble prémonitoire. Elle donne à voir l’espèce humaine confrontée au chaos: il y a des infirmières, des institutrices, des gens de toute sorte qui essayent de s’en sortir. Et, à l’écart de l’émeute, une femme debout, seule et impassible, différente et lumineuse. Elle est un symbole de continuation et d’espoir.

En musique comme en stylisme, vous n’avez que faire des normes et des cadres. Quel est votre processus créatif?
Je ne suis pas du genre à conceptualiser, mon approche est intuitive. L’art et la mode sont des extensions naturelles de ce que je suis. Mais pour la première fois, la musique me donne la possibilité de m’exprimer de façon plus transparente, plus directe, moins détournée. C’est désormais ma voix, au sens propre, qui entre en jeu en premier. Cela me rend plus visible et aussi, sans doute, un peu plus vulnérable. Tous mes projets germent et s’enracinent dans une conversation, que ce soit avec David [LaChapelle], Tony [Visconti] ou Malcom [son assistant et ami]. Je ne manque jamais d’inspiration. Le plus difficile pour moi, c’est de m’arrêter et de choisir.
Vous avez grandi entre un manoir irlandais, une pension britannique et une villa espagnole. Quels souvenirs gardez-vous de cette période?
Il m’a fallu du temps pour comprendre que mon enfance n’avait rien d’ordinaire. Que j’avais grandi dans une famille incroyable, dont les membres étaient des personnages illustres, hauts en couleur. Il y avait beaucoup d’histoires, de scènes, de cinéma. Au fond, je m’étonne presque de m’en être sortie. J’étais solitaire, timide et indépendante. Je passais beaucoup de temps dans les livres, j’avais une vie intérieure très riche. Et puis, j’aimais déjà beaucoup chanter, partout, dans la salle de bains, en forêt, dans ma tête, sans m’en rendre compte.
Et notamment à Cadaqués, le village catalan où vous passiez vos étés, dans la maison familiale voisine de celles de Salvador Dalí et de Man Ray…
Il y avait une chapelle dans notre maison. J’adorais y aller pour chanter, m’amuser à faire résonner ma voix et jouer avec les échos. Puis j’ai suivi des cours de chant lyrique. C’était une affaire sérieuse; je me suis même présentée au concours de la Guildhall School of Music & Drama de Londres. Et j’ai été reçue. Mais peu après, l’amour s’en est mêlé: je me suis marié [avec Spýros Niárchos, second fils de l’armateur grec Stávros Niárchos, avec qui elle aura trois enfants, ndlrl], et me suis consacrée à ma famille.

Sur les podiums, vous avez inspiré les plus grands créateurs dont Karl Lagerfeld, Alexander McQueen et Tom Ford. Comment définiriez-vous votre style?
On dit souvent de moi que je suis excentrique. Sans doute est-ce un peu vrai, puisque tout le monde revient toujours à ce mot. Pourtant, je ne l’aime pas beaucoup, car il suppose une anormalité qui me déplaît. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi les gens accordent tant d’attention à mes choix vestimentaires. Plutôt que de me faire remarquer, j’aimerais être invisible. Parfois, je rêve de disparaître. Me réfugier dans la montagne, au milieu de nulle part, et vivre comme un moine tibétain.
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