Rien de plus féodal. Ni de plus moderne. John Dymoke, qui ouvre la procession royale et porte le drapeau du Royaume-Uni, est le champion de la reine, comme tous les aînés du nom depuis 1377. Avant, les champions se chargeaient de défier par avance quiconque songerait à contester le droit au trône de leur souverain. En ce mardi 2 juin 1953, c’est sous l’objectif des caméras de la BBC que Dymoke remonte simplement la nef de l’abbaye de Westminster devant Élisabeth, à l’instant où elle va être couronnée. À lui seul, ce haut personnage méconnu symbolise la fascination paradoxale qu’exerce le couronnement de la reine en ce milieu de XXe siècle. Au rituel millénaire et sacré s’opposent la jeunesse du monarque et la sophistication des moyens de communication mis au service de la cérémonie. Et ce dès le début des préparatifs. –
Chaque détail du couronnement est passé au crible pour que tout se déroule à la perfection
Dans le camp des conservateurs, le Premier ministre Winston Churchill et l’archevêque de Canterbury, Geoffrey Fisher. Dans le camp des réformateurs, Élisabeth II et le prince Philip. Ce sont eux qui l’emportent et obtiennent que le couronnement soit télévisé pour permettre à un maximum de leurs concitoyens, des habitants du Commonwealth et au-delà, de communier à cet événement planétaire.
Ainsi, chacun pourra s’approprier la personne de la reine. Entrer de plain-pied dans l’histoire de ce règne qui débute et devra conjurer les terribles blessures de la guerre.
Au total, plus de cent millions de personnes dans le monde verront la cérémonie sur le petit écran. Pour cela, tout doit être parfait. Élisabeth II et son époux traquent le moindre détail. Des semaines avant le jour J, les passants longeant le palais de Buckingham ont ainsi la surprise de voir le prince Philip arpenter le balcon où ont coutume d’apparaître les souverains, chercher un repère invisible et se contorsionner jusqu’à renverser la tête en arrière. Drôle d’exercice, qui tend à démontrer que la reine ne saurait suivre le défilé aérien prévu à la suite du sacre sans que la couronne impériale ne dégringole au sens propre si les avions devaient passer pile à l’aplomb du palais. Le plan de vol sera modifié pour qu’Élisabeth II n’ait pas à se dévisser le cou.
Dans les rues de Londres, la foule grossit d'heure en heure depuis la veille
Partout, l’impatience grandit. Londres se couvre de tribunes éphémères tout au long du trajet menant du palais à l’abbaye de Westminster, dont la façade a été agrandie d’une vaste annexe où devra se former la procession royale. Entre tribunes provisoires destinées à accueillir les 7.340 privilégiés qui assisteront à la cérémonie et aménagement du "théâtre", l’espace central où se dressent le trône, la chaise d’État et la chaise du roi Édouard, l’intérieur de l’édifice religieux où se font couronner les rois d’Angleterre depuis Guillaume le Conquérant est lui aussi méconnaissable.

Depuis l’avant-veille du sacre, les rues de la capitale britannique sont grosses d’une foule cosmopolite, venue de tous les coins du Commonwealth et du monde. Malgré une pluie fine, beaucoup campent sur les trottoirs, entortillés dans des impers, agglutinés les uns aux autres. À l’improviste, des chants jaillissent çà et là, repris à la volée, de loin en loin. Les thermos de thé circulent, on partage quelques scones ramollis par l’humidité au milieu d’une bonne humeur que rien ne semble pouvoir entamer.
L'arrivée des invités et des membres de la famille royale
Dès 7 heures du matin, ce mardi 2 juin 1953, les premiers invités arrivent à l’abbaye de Westminster. Impossible de circuler autrement qu’à pied ou en métro, la chaussée est réservée aux cortèges officiels. Du tapis qui remonte la nef aux brocarts qui décorent stalles et balcons, tout est bleu et or. Les équipes de la BBC et les autres journalistes accrédités sont déjà en place, tous en habit, bien entendu.
Le premier cortège officiel à apparaître est celui du lord-maire, scruté par une mer de périscopes en papier. Il est suivi, juste avant 9 heures, par les premiers parents de la famille royale. Puis viennent les chefs de gouvernement étrangers, les ambassadeurs… Les envoyés des républiques tranchent par la sobriété de leur habit avec les couleurs des tenues des altesses orientales.
Soudain, un cri dans la foule, "Joune, Joune !" Le maréchal Juin est le seul dignitaire français que les Britanniques reconnaissent. Au carrosse du Speaker de la Chambre des communes succèdent les chefs d’État "sous la protection" de Sa Majesté. Là, impossible de manquer la reine Salote de Tonga en satin couleur fraise. Elle écrase de sa stature imposante les sultans de Lahej, Perak, Brunei, Kelantan, Johor, Zanzibar ou Selangor.

Le cortège des Premiers ministres du Commonwealth est composé de neuf landaus où domine surtout Winston Churchill, accompagné de son épouse, lady Clementine. Il est 10h14 lorsqu’arrivent les princes du sang, escortés par un peloton des Blues and Royals et un autre des Life Guards. Voici la duchesse de Gloucester et ses deux fils, puis la duchesse de Kent, sa fille et ses deux fils. Enfin la princesse Alice, mère du duc d’Édimbourg, dans sa bure de nonne orthodoxe, lady Patricia Ramsay, née princesse de Connaught, le comte d’Athlone et la princesse Marie-Louise.
Encore vingt minutes et la reine mère Elizabeth fait une arrivée triomphale à bord du carrosse de verre, accompagnée de sa fille cadette, Margaret, et de son petit-fils Charles, l’héritier du trône, âgé de 4 ans. Tous trois sont escortés de la duchesse de Northumberland et entourés de six hérauts d’armes portant tabard de brocart surbrodé d’or fin, et de six dames d’honneur. La veuve de George VI sourit pour cacher son trouble. Comment ce couronnement ne la ramènerait-elle pas seize ans en arrière, à l’heure où son époux recevait l’onction suprême !
Élisabeth et Philip sont accueillis dans l'abbaye par les hauts dignitaires du royaume
11 heures. Une onde court, cri de joie immense venu de loin, poussé par un million de poitrines jusque devant l’entrée de l’abbaye de Westminster. C’est le carrosse d’or qui s’avance, somptueux et baroque à l’extrême avec ses tritons et ses coquillages sculptés. Les roues ont été spécialement cerclées de caoutchouc pour limiter les soubresauts. Calme, véritablement souveraine, Élisabeth II, coiffée du diadème d’État de George IV, salue une foule ivre d’enthousiasme. Auprès d’elle se tient le duc d’Édimbourg, superbe dans son grand uniforme d’amiral. Saisis d’un légitime orgueil, laquais, postillons, valets de pied en culottes à la française semblent des statues dont nul ne s’explique comment elles peuvent avancer. Pas moins de quatre pelotons de la cavalerie de la garde font escorte à leur reine.

Ça y est, Élisabeth II et le duc d’Édimbourg ont disparu dans l’annexe or et crème, construite dans le prolongement de la façade de l’abbaye, où les accueillent les hauts dignitaires du royaume. À commencer par les représentants des huit ordres de chevalerie du royaume dont Élisabeth II est le grand maître: ordres de la Jarretière, du Bain, du Chardon, de Saint-Patrick, de Saint-Michel et Saint-Georges, de Victoria et de l’Empire britannique.
Il est 11h15. La procession, forte de 260 personnes, s’apprête à franchir le seuil proprement dit du portail Ouest. En tête, donc, John Dymoke, champion de la souveraine. Suivent les vingt-deux pairs du royaume en manteau d’hermine et quarante pages, l’épée au côté et coiffés d’un tricorne noir. Trois générations de Churchill sont là, le Premier ministre, bien sûr, superbe dans sa tenue de lord gardien des Cinque-Ports ; son fils Randolph, désigné pour être l’un des officiers à baguette d’or qui jouent le rôle d’huissiers; son petit-fils enfin, Winston Spencer Churchill, page du vicomte Portal, maréchal de l’Air, dont il porte la couronne de pair.
À l’instant de remonter à son tour la nef, Élisabeth II se retourne un instant vers les six demoiselles d’honneur qui portent la traîne de son lourd manteau de velours cramoisi, brodé d’or, bordé d’hermine. Dans un sourire, elle leur lance un chaleureux "All right, girls !" – Bien, les filles, allons-y ! Aux accents de l’orgue et de I was glad when they said unto me, We will go into the House of the Lord, chanté par le choeur, la procession mettra un quart d’heure à remonter les cent mètres qui séparent la reine du "théâtre" où va avoir lieu le rituel millénaire. Comme ils en ont le privilège, les garçons de la Westminster School crient à de multiples reprises, "Vivat Regina Elizabetha, vivat, vivat, vivat !", fervent salut d’enfants, jailli du fond des âges, à leur jeune reine.
La procession et l’ensemble de la cérémonie sont marqués par des temps de silence impressionnant quand on sait que près de 8.000 personnes s’entassent sous les voûtes pluriséculaires. Parmi ces élus, représentant le royaume dans sa diversité, les princes du sang côtoient le haut clergé, les grands hommes de science, les généraux, les ouvriers, les femmes de chambre, les commerçants, les paysans, les syndicalistes…
La souveraine est ointe et sacrée par l’archevêque de Canterbury hors du champ des caméras
Face au maître-autel ont été disposés le trône, la chaise d’État et l’humble "chaise du roi Édouard" sur laquelle, depuis 1308, les souverains britanniques reçoivent l’onction. L’archevêque de Canterbury, le lord chancelier, le lord grand chambellan, le lord haut connétable et le comte maréchal au...
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