Au son du God Save The Queen, la Bentley grenat progresse lentement jusqu’à la cathédrale Saint-Paul de Londres. À son bord se trouvent Élisabeth II et le prince Philip qui, après avoir gravi la vingtaine de marches menant au parvis, s’engouffrent dans l’édifice religieux où se déroulent, ce 17 avril 2013, les obsèques de Margaret Thatcher. L’instant est historique. Au nom de la sacro-sainte neutralité qu’elle se doit d’observer, la souveraine s’est toujours abstenue d’assister aux funérailles de ses anciens Premiers ministres, quel que soit leur bord politique. À l’exception notable de son mentor, Winston Churchill, héros de la Seconde Guerre mondiale et ami proche de son père, le roi George VI.

Surprenante, la présence de la reine l’est à plus d’un titre: non seulement la Dame de fer demeure l’une des figures les plus controversées de l’histoire récente du royaume, mais l’ancienne cheffe de gouvernement n’a jamais noué de liens étroits et chaleureux avec Élisabeth II durant ses onze années et demie passées au 10, Downing Street. Relatée avec justesse et réalisme dans la nouvelle saison de The Crown, leur relation, respectueuse mais tumultueuse, n’avait en effet rien d’un long fleuve tranquille. La "faute" à des tempéraments très différents, mais aussi au contexte qu’elles ont dû affronter ensemble: celui de la grave crise économique qui paralysait alors le Royaume-Uni, surnommé à l’époque "l’homme malade de l’Europe".
Aussi dévouées l’une que l’autre à leur pays
Lorsque la piquante "Mrs T" arrive au pouvoir en mai 1979, la souveraine fait face à une expérience inédite: travailler avec une femme. Anodine à première vue, la tâche s’avère pourtant être un défi de taille puisque l’une et l’autre préfèrent collaborer avec des hommes. Élisabeth II, se murmure-t-il, est intriguée par cette quinquagénaire de six mois son aînée, qui partage son goût pour les tailleurs de couleurs vives. Et voue, comme elle, une admiration sans bornes à son père, épicier dans le comté de Lincolnshire. Il existe, dès le début, un profond respect mutuel entre ces deux femmes, aussi profondément dévouées l’une que l’autre à leur pays. Mais bientôt, des tensions se font sentir.

Intransigeante, sans état d’âme, à l’image de sa politique, Margaret Thatcher se montre froide, rigide. Son manque d’écoute et de compassion envers les plus démunis irrite la souveraine. De mars 1984 à mars 1985, Sa Majesté observe de près la grande grève des mineurs, dont elle redoute les conséquences. Face aux manifestants, mobilisés contre la fermeture d’une vingtaine de mines de charbon, la Dame de fer reste inflexible. Dans ce contexte chahuté, l’histoire d’amour entre le prince Charles et Diana (qui est aussi le fil conducteur de la saison 4 de The Crown) apparaît comme un antidote à la morosité ambiante.
Du respect mais aucune complicité
Sous l’ère Thatcher, les entrevues hebdomadaires au palais de Buckingham entre la reine et sa Première ministre sont efficaces, certes, mais des plus sérieuses, austères presque. Voilà qui contraste avec le précédent chef du gouvernement, le travailliste James Callaghan, dont les relations avec Élisabeth II étaient d’une grande cordialité. Il n’y aura aucune complicité entre la souveraine et "Maggie". L’attitude "trop déférente" de la seconde agace la première, habituée à recevoir son Premier ministre de façon informelle.

Chaque semaine, le show Thatcher est le même: la Dame de fer parle, donne son avis, enchaîne les sujets sans véritablement prêter attention aux observations de son interlocutrice. Laquelle a pourtant acquis, au fil des années, une précieuse connaissance de tous les sujets nationaux et internationaux. "Mrs. Thatcher n’écoute jamais un mot de ce que je lui dis", aurait un jour maugréé la souveraine. Entre les deux femmes, le courant passe difficilement. Un constat que vient encore renforcer, à l’été 1986, un article explosif du Sunday Times.
S’appuyant sur plusieurs sources, l’hebdomadaire soutient que la reine désapprouve la politique de sa Première ministre, devenue une figure du libéralisme économique. Le texte mentionne la vague de privatisations engagée par Margaret Thatcher, sa gestion radicale de la crise des mineurs ou encore son refus d’avoir recours à des sanctions contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Une décision source de tensions au sein de l’organisation internationale du Commonwealth dont Élisabeth II, qui en est le chef, craint l’éclatement. L’article, sans précédent, marque une nette rupture dans les relations entre la souveraine et ses Premiers ministres.
Femme de dialogue, Sa Majesté serait, selon les observateurs, une conservatrice modérée, privilégiant le consensus. Une position aux antipodes de la Dame de fer qui, avec son sens de la formule, déclare un jour: "Je suis pour le consensus. Le consensus sur ce que je veux faire".
Des rumeurs de discorde sans cesse démenties
L’été, le cadre bucolique du château de Balmoral ne permet pas davantage à Élisabeth II de "percer" la forteresse Thatcher. Conviée chaque année par la souveraine à venir passer un week-end dans sa résidence écossaise, "Maggie" reste peu sensible aux balades dans les collines environnantes et aux barbecues en compagnie des membres de la famille royale. Elle s’offusque aussi de voir Sa Majesté faire la vaisselle elle-même, et à mains nues, à l’issue des pique-niques – une année, elle lui offrira une paire de gants en caoutchouc pour Noël.

Malgré la rivalité supposée entre les deux femmes, le palais de Buckingham, ainsi que l’entourage de la Dame de fer, n’auront de cesse de démentir les rumeurs persistantes de discorde. Margaret Thatcher a toujours eu une estime et une admiration sincères pour la reine. Respectueuse du parcours de son ancienne Première ministre, devenue baronne en 1992, consciente de ses qualités (son sens du devoir, son dévouement), Élisabeth II lui décerne en 1995 l’ordre de la Jarretière, le plus illustre et le plus ancien du royaume. Avant de lui rendre le plus inattendu des hommages: assister à ses funérailles. Une première en près de cinquante ans…
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.