Elles sont là, au cœur du salon impérial de l’hôtel du Palais, parmi les tables du dîner de gala. Debout à l’appel de leur prénom par la grande-duchesse Maria Teresa de Luxembourg : Tatiana, Silvia, Ajna, Olena, Ekhlas, survivantes, enfant née du viol de guerre, leader de terrain, congolaise, ougandaise, bosniaque, ukrainienne, yézidi. Cette soirée du samedi 15 octobre 2022, à Biarritz, est pour elles, et toutes les victimes de cette tragédie silencieuse auxquelles la grande-duchesse entend donner une voix. Quelques mots échangés avec Olena Suslova suffisent à donner la mesure de la tragédie qu’affrontent les femmes en Ukraine. "Impossible de dire le nombre de victimes dans les zones occupées. Ces violences sexuelles sont là pour terroriser, donner le contrôle psychologique à l’occupant, démontrer son absolu pouvoir. Ce n’est pas pour le sexe."
Après la grande-duchesse de Luxembourg, le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix et membre du conseil d’administration de Stand Speak Rise Up !, prend la parole et déplore que "la justice reste le maillon faible de la prise en charge car il s’agit de la responsabilité des Etats. Pour les survivantes, l’impunité est une deuxième mort". Viennent ensuite Pramila Patten, représentante spéciale du secrétaire général des Nations Unies sur les violences sexuelles dans les conflits, la juriste internationale Céline Bardet, le spécialiste de recherches stratégiques François Heisbourg.

La soirée et la vente aux enchères sont animées par Stéphane Bern et Charlotte de Turckheim. L’actrice est aussi la belle-sœur de Chékéba Hachemi, conseillère privée de la grande-duchesse de Luxembourg, une des figures de Stand Speak Rise Up ! et fondatrice d’Afghanistan Libre. Entre les chants basques de la formation Oihal Berri, le spectacle du ballet Malandain ou l’hymne pour les survivantes, composé et interprété au piano par Laurent Waltzer, l’heure est à l’information des participants, à la définition des actions en cours et des projets à venir qui invitent l’assistance à la générosité. Il est plus de minuit et la grande-duchesse prend une dernière fois la parole pour remercier les donateurs. "Vous prouvez que notre lutte n’est pas vaine et que nous sommes toujours plus nombreux à nous engager." Biarritz n’est qu’une étape d’un long chemin sur lequel la grande-duchesse de Luxembourg est déterminée à avancer, ainsi qu’elle le confie le lendemain au cours de l’entretien exclusif qu’elle accorde à Point de Vue.
Quel bilan tirez-vous de cette soirée ?
Comme chaque fois avec Stand Speak Rise Up !, nous sommes fidèles à ce mot d’ordre pour les survivantes, 'jamais rien sur nous, sans nous'. Donc nous les incluons toujours et il est très encourageant de voir à quel point elles sont fortifiées d’avoir été considérées, écoutées, mises en valeur. Nous les voyons prendre plus d’assurance, s’épanouir. David Servan Schreiber a écrit quelque chose qui m’a marquée et m’a aidée peut-être à aller dans la direction que je suis avec les survivantes : la douleur du rejet social est beaucoup plus forte que la plus forte des douleurs physiques. C’est resté gravé en moi. Ces femmes ont été littéralement annulées, de façon volontaire, par des actes d’une barbarie terrible. Il faut rappeler que le viol comme arme de guerre n’est pas seulement du viol mais s’accompagne de torture. Et nous avons des exemples récents avec des récits que nous a rapportés notre représentante ukrainienne. Ce ne sont malheureusement que les premiers, épouvantables, une véritable destruction de la personne.
En amont de la soirée, vous avez passé la journée avec cinq survivantes du viol comme arme de guerre, qui sont aussi vos leaders de terrain. Avez-vous pu faire le point sur les urgences du moment ?
Absolument. Et ce qui ressortait très fortement est qu’elles ont un immense besoin, dans leurs différents pays, que ce soit le Congo, l’Ouganda, l’Ukraine ou la Bosnie, d’avoir des maisons relais, des maisons des femmes, vouées à l’accueil, la parole et l’échange et aux soins aussi, psychologiques et matériels, pour les femmes et les enfants nés du viol. Un refuge qui soit sécurisé. Beaucoup de ces femmes victimes de ces horreurs ne peuvent pas parler avec leur entourage ou avec leur mari, ou leur famille. Elles sont très souvent rejetées. À la rue.

Au Congo, à quoi est destinée l’extension de l’hôpital de Panzi, du docteur Mukwege ?
Elle doit accueillir les femmes n’ayant plus besoin de soins hospitaliers mais qui se retrouvent dans une situation de danger. Nous avons aussi un projet d’agriculture et de terrains en Ouganda, avec notre survivante Sylvia qui est ici et le coordonne. Et un projet en Ukraine avec Olena Suslova, dont l’association défend les droits des femmes ukrainiennes, pour soutenir les survivantes sur les plans matériel, psychologique et juridique. Il y a encore BackUp qui doit être déployé d’ici la fin de l’année.
Justement, qu’est-ce que BackUp ?
Un outil digital permettant aux victimes de fournir leur témoignage et de demander assistance. Ces informations sont collectées, analysées, sécurisées dans une banque de données. Aussi longtemps que ceux qui font ces actes ne seront pas conduits à rendre des comptes à la Justice, aussi longtemps que l’impunité continuera, nous ne pourrons pas nous débarrasser de ce fléau. La justice est un élément fondamental et, pour la justice, il faut des preuves. C’est le rôle de BackUp qui a été imaginé par la juriste internationale Céline Bardet et son association We are NOT Weapons of War auprès de laquelle nous nous sommes engagés.

Quand avez-vous recueilli les témoignages des premières survivantes ukrainiennes ?
En 2019, lors du forum que nous avions organisé à Luxembourg. Elles parlaient d’exactions qu’elles avaient subies en 2014. Lorsqu’on lit les quelques récits des victimes actuelles sur ce qui se passe là-bas, c’est presqu’à la parole près ce que nous ont dit nos survivantes ukrainiennes en 2019. Mais sur une échelle beaucoup plus importante. On ne sait pas le mesurer encore mais tous les spécialistes nous disent que cela va être effrayant.
Comment expliquez-vous la générosité particulière dont les victimes ukrainiennes sont l’objet de la part des Européens ?
Parce que cela se passe à nos portes, justement. Cela devient une réalité. Et là il y a un réveil des consciences. Nous avons vu au niveau de notre association une attention nouvelle à ce que nous faisons. Une attention à l’égard de tous les continents, même s’il y a en effet une préférence marquée en faveur de l’Ukraine. De notre côté, nous essayons d’aider l’Ukraine. Et tous les autres. Nous y tenons énormément. Qui nous parle de l’Afghanistan aujourd’hui, de la Somalie, de la Lybie, de l’Arménie… ? Il ne faut oublier personne.

Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans les échanges que vous avez eus hier avec les survivantes ?
Tatiana a été victime d’un viol...
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