Napoléon Ier : commémorer ou pas… telle est la question

Le choix est cornélien. La France doit-elle célébrer son glorieux empereur, chantre de la méritocratie et père du code civil, ou le déclasser pour avoir rétabli l’esclavage et envoyé des centaines de milliers de soldats à la guerre ? Il faudra attendre 2069, le tricentenaire de sa naissance, pour se reposer la question…

Par - 05 mai 2021, 08h00

 Napoléon franchissant le col du Saint Bernard.
Napoléon franchissant le col du Saint Bernard. © Getty Images

Quel discours tiendra Emmanuel Macron ce 5 mai 2021 ? Si tous les passionnés de l’Empire savent peu ou prou ce qu’ils feront à 17h49 précises, heure exacte du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, la tournure des célébrations reste vague. Alors que les polémiques sur l’héritage contrasté du personnage – misogynie, esclavagisme, dérive dynastique et guerrière – faisaient hésiter les politiques, la crise sanitaire apporte finalement une solution toute trouvée. Empêchant de facto des célébrations de grande ampleur. Malgré des mois de préparation, les importantes expositions qui devaient être consacrées au sujet, notamment celle prévue à la grande halle de La Villette, n’ont pu ouvrir à la date annoncée.

Le "pèlerinage" à Sainte-Hélène qu’avaient envisagé quelques officiels et plusieurs centaines de passionnés a été rendu impossible par la fermeture de l’île aux étrangers. Restent la messe aux Invalides et les discours d’académiciens à l’Institut de France, qui se tiendront en petit comité.

Après le rendez-vous raté du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz en 2005, les fans de l’Empereur espéraient pourtant tenir leur revanche cette année. Cette nouvelle anicroche tend à renforcer les tensions entre les deux camps : ceux qui espèrent que l’on célébrera ce personnage majeur de l’histoire de France, et ceux qui voudraient que l’on tempère le discours glorieux.

Si la France a tant de mal à commémorer son Empereur, c’est aussi parce que les faits qui lui sont reprochés ne peuvent être prescrits. Mais pas question de condamner un homme sans procès. Dans une réjouissante uchronie, le juge Philippe Courroye convoque donc l’accusé à la barre d’un tribunal fictif et y déroule six chefs d’accusation (voir page 30). Cette analyse méthodique du mythe qui consiste à entendre les arguments des différentes parties avant de se forger une intime conviction est réellement inspirante.

Point de Vue a réuni à son tour sept témoins pour débattre de l’héritage Napoléon. Certes, le camp des ardents défenseurs est plus fourni que celui de ses contempteurs. Dès que l’on prononce le nom de Napoléon, une armée se lève pour le soutenir. Mais les critiques méritent aussi d’être entendues et appellent à nuancer le personnage. Les entendre permet de juger Napoléon sans verser dans l’excès de passion, ni le faire passer à la trappe de l’histoire.

Philippe Courroye : "On lui a fait un mauvais procès"

Quand Jacques Chirac décide de ne pas commémorer la victoire d’Austerlitz en 2005 et lorsque l’on s’interroge aujourd’hui sur le moyen d’organiser ce bicentenaire sans trop faire de vagues, c’est le symbole d’une forme de lâcheté des gouvernements.

Napoléon ne laisse personne indifférent. Par définition, il suscite la passion et le clivage. Personne ne veut prendre le risque de réveiller les opposants. Mais une nation a besoin de mythes. Battre sa coulpe sans arrêt et éliminer du roman national des figures d’importance, c’est commettre l’erreur de ne pas contextualiser les choses et prendre le risque de dissoudre le corps social.

En France, il faut que l’on ait des personnages puissants, fédérateurs, qui apportent des amphétamines à la nation. Or, avec l’angle de la méritocratie, il y a un boulevard à prendre, que personne ne viendra contester. Napoléon, c’est l’égalité des chances, le triomphe du mérite sur le rang. Notre premier ordre national, la Légion d’honneur, qui récompense autant nos soldats que nos artistes et nos savants, c’est Napoléon qui l’a créé. Il s’agit d’une grande avancée républicaine.

Au vu de ses réformes, il n’est pas juste un guerrier sanguinaire. En moins de deux septennats, le gouvernement de Napoléon met en place des choses très novatrices, notamment les codes civil et pénal, qui représentent des remparts contre l’arbitraire, l’exact contraire de la lettre de cachet.

Certes, dans le code civil écrit en 1803- 1804, qui régit l’organisation de la famille et donne la primauté aux enfants légitimes, c’est le règne du patriarcat. Mais cela reflète une époque. Le code civil n’est pas égalitaire, mais il proclame des principes essentiels et toujours en vigueur : l’ordre public, le droit de propriété absolu, la non-confessionnalité de l’État, l’égalité des citoyens devant la loi… C’est sa grande œuvre.

Or, quelle place lui donne-t-on dans la mémoire collective ? Curieusement, à Paris, on a inscrit toutes les victoires de Napoléon sur des gares ou des avenues, mais rien à son nom… À peine une petite rue Bonaparte, dans le 6e arrondissement. On ne perçoit pas assez la synthèse réussie entre l’Ancien Régime et la Révolution.

Napoléon et ses généraux lors de la campagne de 1814, par Jean-Louis-Ernest Meissonier. © Getty Images
Napoléon et ses généraux lors de la campagne de 1814, par Jean-Louis-Ernest Meissonier. © Getty Images

Oui, il y a des erreurs, comme l’exécution du duc d’Enghien – faute morale plus que politique –, la guerre d’Espagne – combat de trop – et, bien sûr, l’invasion de la Russie en 1812. Ce sont des erreurs stratégiques, militaires, et sans doute empreintes de mégalomanie. Quelles que soient ses fautes, il faut aller au-delà. Cela reste un des tout premiers personnages de la frise de l’histoire de France dont le pays doit être fier.

Je regrette que les livres d’histoire ne lui fassent pas plus de place, pour son bilan administratif, et même pour sa légende. Essayons de lui rendre justice en toute objectivité. On lui a fait un mauvais procès, je requiers l’acquittement.

* Dans une uchronie parue chez Robert Laffont, l’ancien procureur de la République analyse point par point les faits reprochés à Napoléon, appelant à la barre opposants et défenseurs, avant de proposer un verdict".

Accusé Napoléon, levez-vous ! L'empereur à la barre de l'Histoire, aux éditions Robert Laffont, 320p., 21,50 €.

Philippe Perfettini :  "Napoléon n’aurait pas été mon meilleur ami"

Dans mon livre, je me suis demandé en quoi le parcours de Napoléon et ses failles – rébellion face à l’autorité, tendances dépressives… – pouvaient servir chacun d’entre nous, comme ce fut le cas pour moi. Comment a-t-il fait pour surmonter ces obstacles avant d’entrer dans l’histoire ?

Dans la seconde partie du XXe siècle, la réputation de Napoléon s’est ternie en Corse. Suite à la décolonisation de l’Algérie, il a fallu trouver des terres aux rapatriés, ce qui fut fait sur l’Île de Beauté de manière très autoritaire par l’État – les rapatriés n’y sont pour rien. L’indépendance de l’Algérie oblige aussi l’État à trouver d’autres terrains pour ses essais nucléaires… et désigne la Corse – sans que cela aboutisse, heureusement. Au milieu des années 1970, le mouvement intellectuel de contestation "U Riacquistu" se crée et se choisit comme totem Pascal Paoli, qui s’est rebellé contre les Génois, puis les Français.

Il est alors décrété que Napoléon, qui s’était opposé à Paoli, est le “méchant”. Quel raccourci de l’histoire !

Aujourd’hui, en Corse, nous tentons de dépasser ce clivage idéologique pour percevoir le personnage dans sa globalité, le bon comme le mauvais. C’est toute la mission pédagogique du musée Fesch, à Ajaccio, toucher les gens qui ne s’y intéressent pas. Nous n’enjolivons rien. Napoléon n’aurait d’ailleurs pas été mon meilleur ami. Pour sa réhabilitation de l’esclavage, mais aussi pour l’exécution du duc d’Enghien, sa politique ultra-autoritaire et sa tendance à privilégier la guerre à la diplomatie.

Après Austerlitz, cela aurait probablement pu cesser, il était devenu intouchable.

* Responsable des collections napoléoniennes du musée du palais Fesch, à Ajaccio (musee-fesch.com), Philippe Perfettini vient de publier Napoléon : punk, dépressif… héros, aux éditions des Équateurs, 224p., 19 €. Voir notre page Livres, p. 60.

Jean-François Coulomb des Arts :  "Dans les livres d’histoire, son œuvre n’est quasiment plus étudiée"

C’est une époque de l’histoire de France qui a duré vingt ans et sur laquelle nous avons un flot de mémoires considérable, comme si chacun de ceux qui l’ont traversée savait qu’il vivait des moments uniques. Après la parution du Mémorial de Sainte-Hélène de La Cases...

Connectez-vous pour lire la suite

Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters

Continuer

Ou débloquez l'intégralité des contenus Point de Vue

Pourquoi cet article est-il réservé aux abonnés ?

Adélaïde de Clermont-Tonnerre

Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

Approfondir le sujet

Napoléon

Dans la même catégorie

Abonnez-vous pour recevoir le magazine chez vous et un accès illimité aux contenus numériques

  • Le magazine papier livré chez vous
  • Un accès illimité à l’intégralité des contenus numériques
  • Des contenus exclusifs
Voir les offres d’abonnement