Lautréamont, énigmatique poète

Il est mort voici un siècle et demi. Sans qu’on sache dans quelles circonstances. À 24 ans. Sans même laisser de lui un seul portrait avéré. Juste une vie comme un mystère. Et une œuvre inclassable, Les Chants de Maldoror.

Par Antoine Michelland - 14 décembre 2020, 08h00

 Photo présumée d’Isidore Ducasse, alias Lautréamont, retrouvée vers 1977 chez les descendants de Georges Mazet, dédicataire des Chants de Maldoror et jeune ami du poète.
Photo présumée d’Isidore Ducasse, alias Lautréamont, retrouvée vers 1977 chez les descendants de Georges Mazet, dédicataire des Chants de Maldoror et jeune ami du poète. © Domaine public

Le matin où le comte de Lautréamont ferme les yeux, en plein siège de Paris par les Prussiens, le chien se vend 2,50 francs la livre. Il est 8h, ce 24 novembre 1870, dans sa location en meublé du 7 de la rue du Faubourg-Montmartre, au cœur battant de ce quartier des écrivains et des journalistes. "Isidore Lucien Ducasse, homme de lettres, âgé de 24 ans, né à Montevideo -Amérique méridionale-; célibataire -sans autres renseignements.-", lit-on sur l’acte de décès. Quant aux causes de la mort, elles demeurent aussi inconnues que le lieu de sa sépulture.

Fièvre maligne, peut-être la scarlatine, risque Léon Genonceaux, le premier à éditer, en France, vingt ans après, Les Chants de Maldoror, le chef-d’œuvre du poète défunt. À moins qu’il n’ait été empoisonné en raison de ses contacts avec certains groupes révolutionnaires, supposent des familiers. Moins plausible que la dernière hypothèse, celle du suicide. Car sa courte vie est marquée par la fatalité, comme par le mystère.

Un fils de la vieille Europe né dans le Nouveau Monde 

Isidore Ducasse voit le jour le 4 avril 1846, dans une maison de la Calle Camacuá, une rue aujourd’hui disparue, sur les rives du Rio de la Plata, à Montevideo, capitale de l’Uruguay. Il est l’enfant unique de deux Bigourdans. Son père, François Ducasse, né à Bazet, au nord de Tarbes, issu d’une famille de cultivateurs, est d’abord instituteur et secrétaire de mairie. Puis émigre en 1839, à 30 ans, comme tant de cadets du Sud-Ouest.

Devenu chancelier du consulat de France à Montevideo, il saura également se constituer une solide fortune. Élégant, il possède une vaste culture et une remarquable bibliothèque.

La mère d’Isidore, Jacquette Davezac, de douze ans plus jeune que son futur époux, gagne Montevideo en 1842. Son frère Jean l’accompagne et combattra cinq ans plus tard dans l’armée uruguayenne aux côtés de Juan Munyo et Louis Lacolley, grands-pères des poètes Jules Supervielle et Jules Laforgue.

Quant à Jacquette, il semble qu’elle entre au service de son "pays", François Ducasse. S’ensuivent des amours ancillaires. La servante est enceinte de sept mois lorsque le chancelier consent à l’épouser, le 21 février 1846. À la cathédrale car l’église paroissiale est sous le feu des troupes du général Oribe, appuyé par le dictateur argentin Rosas, tandis que les colorados du président Rivera, soutenus par la majorité des Uruguayens, les émigrés français et la Légion italienne de Garibaldi, résistent depuis trois ans dans Montevideo assiégée.

Une enfance marquée par la tragédie 

C’est au cœur de cette Guerra Grande que le petit Isidore passe ses premières années. Quand elle s’achève, en 1851, il a déjà traversé une autre tragédie, pour lui irrémédiable, la disparition de sa mère. Il a vingt mois à peine, le 9 décembre 1847, lorsque Jacquette meurt. Un mot se murmure, suicide. L’ancienne servante n’aurait jamais été acceptée comme épouse par François ni par son frère et ses neveux, installés en Argentine, sur l’autre rive du Rio de la Plata.

Montevideo, vue de la baie et du Rio de la Plata, telle que l’a contemplée Isidore Ducasse en 1859, en quittant sa ville natale pour le lycée de Tarbes. © AKG-images/OronozMontevideo, vue de la baie et du Rio de la Plata, telle que l’a contemplée Isidore Ducasse en 1859, en quittant sa ville natale pour le lycée de Tarbes. © AKG-images/Oronoz

Elle est enterrée le lendemain, sans mention de nom de famille, ni qu’il soit possible de retrouver sa tombe. Au quatrième des Chants de Maldoror, Isidore évoquera "un sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais né bon!" Il semble avoir été élevé par Eulalie Garnier, sa marraine et épouse d’Eugène Baudry, l’ami le plus proche de François Ducasse.

Dans Poésies II, il mentionnera la lecture qu’on lui faisait du Paul et Virginie de Bernardin de Saint Pierre: "Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et donnais des coups de pied à mon cheval de bois." 

La violence continue de s’attacher à ses pas. Il est le témoin de l’insurrection de 1855 et des émeutes sanglantes de 1856. L’année suivante, son père manque être emporté par l’épidémie de vomito negro qui frappe Montevideo. Dans son Chant II, il accusera Dieu: "Quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, où la mort emporte dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie." 

Ce que sont les nuits tourmentées de cet enfant colérique, sujet à de terribles maux de tête, le bestiaire des Chants de Maldoror, peuplé "d’araignées de la grande espèce" et de vampires, le laisse assez à penser. Tout n’est pas sombre, Isidore connaît aussi le dressage de chevaux, les courses de taureaux, les fêtes éclatantes de couleurs.

Isodore découvre la France, l'amour et les mots 

Il a 13 ans, en 1859, lorsqu’il traverse l’Atlantique pour gagner Tarbes et son lycée impérial. Seul. Voyage fondateur qui lui inspirera sa sublime strophe du Chant I, aux accents de litanie païenne. "Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre [...] Je te salue, vieil océan!"

Le boulevard Montmartre des écrivains et journalistes où évolue Isidore Ducasse entre fin 1868 et 1870. © AKG-imagesLe boulevard Montmartre des écrivains et journalistes où évolue Isidore Ducasse entre fin 1868 et 1870. © AKG-images

L’internat lui pèse, d’autant qu’il est plus âgé que beaucoup de ses condisciples. Cela n’empêche pas de bons résultats scolaires. Ni les amitiés, tissées parfois hors de ce cadre strict, pendant les vacances passées chez son oncle Marc Ducasse, à Bazet, jusqu’en 1867. Sans doute est-ce ainsi qu’il rencontre Georges Dazet, de cinq ans son cadet, fils d’un avoué tarbais qui est également réputé être le tuteur d’Isidore Ducasse.

Georges est l’archange blond de la version initiale du Chant I de Maldoror. Son nom sera ensuite remplacé par l’initiale D., avant une véritable réécriture qui le désigne comme le "poulpe au regard de soie", "infortuné crapaud", "rhinolophe", "pou vénérable", "acarus sarcopte qui produit la gale".

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Un règlement de comptes proche du dépit amoureux, car la famille de Georges a dû exiger que le nom du garçon soit retiré d’une œuvre jugée aussi véhémente que sulfureuse.

En 1863, Isidore Ducasse entre en rhétorique au lycée de Pau. Soixante ans plus tard, son camarade Paul Lespès se souvient de lui: "Je vois encore ce grand jeune homme mince, le dos un peu voûté, le teint pâle, les cheveux longs tombant en travers du front, la voix aigrelette [...] Mais son attitude distante, une sorte de gravité dédaigneuse et une tendance à se considérer comme un être à part, les questions obscures qu’il nous posait à brûle-pourpoint et auxquelles nous étions embarrassés de répondre, ses idées, les formes de son style dont notre excellent professeur Hinstin relevait l’outrance, enfin l’irritation qu’il manifestait parfois sans motif sérieux, toutes ces bizarreries nous inclinaient à croire que son cerveau manquait d’équilibre." 

Le crépuscule de l'Empire et la chute d'un poète de génie 

Bachelier ès lettres le 18 novembre 1865, Ducasse s’embarque à Bordeaux, le 25 mai 1867. Retour à Montevideo. Quelques mois à peine. Avec dans ses bagages une partie déjà du Chant I. Le jeune homme veut revoir son père. Et le convaincre de le financer. Il sera poète ou rien.

François Ducasse accepte de verser une pension à son fils et de faire publier ses premiers recueils à compte d’auteur. De retour en France à la fin de l’année, Isidore s’installe à Paris, rue des Victoires, dans son premier meublé. Enivré de Baudelaire, Byron, Poe, il entend écrire une œuvre radicale, traquer le mal jusqu’à ses derniers extrêmes, sonder les vices et les abîmes, porter...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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