Il sourit, Jean-Emmanuel Raux. Fugace, une malice d’enfant passe dans son regard, adoucit son visage taillé à la serpe. C’était voici près d’un demi-siècle, mais cela lui semble hier. "Je m’étais rendu à la vente de la succession du général Bertrand, fidèle entre les fidèles de Napoléon. Les héritiers avaient gardé cela dans leur grenier. J’avais épluché tout ce qui concernait Sainte-Hélène. À l’époque, cela n’intéressait personne, cette période d’exil, ce crépuscule d’un empereur déchu. Nous arrivions à la fin de la vente qui avait été très longue. Assise à côté de moi, la conservatrice en chef des Archives nationales somnolait. L’un des derniers lots était décrit en deux mots : 'Austerlitz manuscrit'. Rien d’autre. Personne n’a remarqué l’importance de ces soixante-quatorze pages, ni les différentes écritures, dont celle de Napoléon lui-même. Au moment où je quittais la salle en possession de ce trésor, quelqu’un m’a demandé à le racheter, cinq fois le prix que je venais de débourser. J’ai refusé, bien entendu."
Un collectionneur passionné d'autographes
À 25 ans, Jean-Emmanuel Raux fait ainsi une entrée fracassante sur le marché de l’art et des autographes. Pourtant, quand il naît à Nîmes le 4 mars 1951, alors que son colonel de père est en partance pour Dakar, son destin semble surtout placé sous les auspices du voyage.
Trois ans en Nouvelle-Calédonie, trois ans en Martinique, eaux turquoise et fonds marins de carte postale. Puis la pension, à Saint-Germain-en-Laye. Le désir de s’en évader. "Je me suis lancé dans des études de biologie marine pour travailler à l’aquarium de Nouméa. J’ai pratiqué la plongée avec passion. Mais cela ne s’est pas fait."
Alors le jeune homme se lance dans l’histoire postale, un autre voyage qui lui met un jour entre les mains une enveloppe de l’armée napoléonienne de Catalogne. Il l’ouvre et d’une main tremblante déplie une lettre signée du maréchal Suchet. C’est un choc et il va décider de sa vie. "J’avais le sentiment de revivre la bataille. Le texte autographe, c’est l’information à la source, unique, le pouls vivant de l’histoire qui se remet à battre sous vos doigts." La semaine suivante Jean-Emmanuel Raux déniche sa première lettre signée de Napoléon. Il crée une galerie à Saint-Germain-en-Laye.

À force de recherches, de patience, d’audace, les pièces d’exception s’accumulent, le collectionneur et marchand a besoin d’une capitale, ce sera Paris, la galerie Arts & Autographes. L’Empire est son dada, mais sans exclusive. Et il met la main aussi bien sur le manuscrit du poème de Victor Hugo à propos du retour des cendres, en date du 15 décembre 1840, que sur le bon à tirer des Mémoires de guerre du général de Gaulle, corrigé de sa main, ou sur la lettre de Gauguin où le maître raconte la rixe de Concarneau dont il sortira avec une blessure à la jambe qui finira par entraîner sa mort des années plus tard.
À 30 ans, la fille de Jean-Emmanuel Raux, Alizée, marche sur ses traces. Licence du marché de l’art, école de commerce bilingue, stages dans les galeries Boulakia et Hopkins, elle est sensible à la peinture et aux peintres. "Papa m’a offert la première lettre de Dubuffet où il parle de l’art brut. Et il a financé mon premier tableau, un Vlaminck. Que j’ai vendu à un de ses clients."
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Désormais, père et fille travaillent de concert et leur galerie s’est enrichie de tableaux et de lettres avec dessins de Chagall, Marquet, Matisse. Mais pour leur première participation à Brafa in the Galleries, en ce mois de janvier 2021, ils ont décidé d’exposer leur pièce la plus époustouflante, le fameux manuscrit d’Austerlitz.
Le manuscrit d’Austerlitz ressuscite la gloire de l'Empire
Morceau de choix en cette ouverture du bicentenaire de la mort de Napoléon et pour cette version Covid de la Brafa qui, au lieu de réunir ses participants à Bruxelles, se déroule dans les galeries de chacun, à Paris, Londres, Genève… et sur Internet.
Les soixante-quatorze pages du manuscrit ressuscitent beaucoup plus qu’une bataille, un mythe fondateur où se concentrent tous les symboles de l’Empire en son aube glorieuse. Austerlitz ! Ce nom claque comme un étendard sous la bourrasque de l’histoire. Pourtant, paradoxe suprême, ce n’est plus l’Empereur qui en dicte le récit au général Bertrand, c’est le banni de Sainte-Hélène, emmuré vif sur cette île du bout du monde. Et il se bat encore pour transmettre les arcanes d’un fait d’armes exceptionnel, en garder intact le souvenir.
Plusieurs écritures se succèdent au fil du manuscrit, outre celle du fidèle Bertrand. On y retrouve la plume de Marchand, premier valet de l’Empereur, et du baron Gourgaud, son aide de camp. Et surtout les corrections de Napoléon lui-même, comme cet émouvant "4e Partie. Bataille d’Austerlitz 11 frimaire", c’est-à-dire 2 décembre selon le calendrier révolutionnaire, ici encore utilisé par l’Empereur. Ou aussi : "Il [Napoléon] s’avança même si loin avec peu de monde que le piquet de son arrière-garde fut chargé par les cosaques."

Au-delà du récit détaillé de la campagne de 1805 et de sa rencontre décisive, le lecteur découvre l’interprétation que fait Napoléon de l’événement, son état d’esprit. "Tout son règne durant, il a été en guerre, dans l’action, et n’a jamais eu le temps d’écrire quoi que ce fût sur ses mémoires et là il nous livre la façon dont il a conçu et exécuté la bataille idéale. Parfaite à ce point qu’elle est toujours enseignée aujourd’hui dans les écoles d’officiers. Il a choisi le lieu où affronter un ennemi bien supérieur en nombre, il l’a poussé à dégarnir le plateau de Pratzen, fait semblant de prendre la retraite pour attaquer en divisant les forces adverses."
Un chef-d’œuvre et un coup de tonnerre à travers l’Europe entière, la plus belle façon de célébrer le premier anniversaire du sacre. Le soleil d’Austerlitz couronne définitivement Napoléon des lauriers de Mars. À l’École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan où est formée l’élite des officiers de l’armée de terre, les mois de scolarité se déclinent suivant les dix lettres du mot Austerlitz et chaque 2 décembre, ou plutôt chaque 2 S, les élèves rejouent la bataille dans laquelle est "baptisée" la nouvelle promotion.
Du 27 au 31 janvier, à la galerie Arts & Autographes, ce n’est pas l’Austerlitz des livres d’histoire qui sera exposée et proposée à la vente pour un million d’euros mais bien celle du vainqueur. Telle qu’il l’a dictée à ses derniers fidèles pour immortaliser sa plus belle épopée.
BRAFA in the Galleries, du 27 au 31 janvier 2021, 126 participants dont la Galerie Arts & Autographes, 9, rue de l’Odéon 75006 Paris. Le 27, de 14h à 18h, les autres jours de 11h à 18h.
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