Hyacinthe Rigaud, le portraitiste de Louis XIV

Pour la première fois, à Versailles, une exposition spectaculaire rendra bientôt hommage au plus grand portraitiste de l’âge classique. Sa gloire est indissociable de celle de Louis XIV dont il réalisa un portrait en majesté, véritable icône de la monarchie absolue. Mais le "peintre des rois, des guerriers et des grands" fut d’abord et avant tout le maître absolu d’un art qui se voulait total et dont il révolutionna les codes.

Par Joëlle Chevé - 21 décembre 2020, 07h00

 En 1698, ce magnifique Autoportrait dit au turban témoigne de la réussite de cet artiste alors âgé de39 ans, mais aussi de ce qu’il doit aux grands maîtres hollandais, Rembrandt et Van Dyck.
En 1698, ce magnifique Autoportrait dit au turban témoigne de la réussite de cet artiste alors âgé de39 ans, mais aussi de ce qu’il doit aux grands maîtres hollandais, Rembrandt et Van Dyck. © Giovanni Coruzzi / Bridgeman Images

Jacinto Rigau-Ros i Serra naît à Perpignan le 18 juillet 1659. C’est dire qu’il est catalan et sujet du roi d’Espagne. Quatre mois plus tard, par le traité des Pyrénées, le Roussillon est annexé au royaume de France. Fils de tailleur, Jacinto est destiné à reprendre la boutique familiale. Mais la mort précoce de son père et le soutien de sa mère, Maria Serra, lui permettent de satisfaire une vocation artistique qu’il tient de ses ancêtres catalans, doreurs et peintres de retables et de tabernacles.

Apprenti à Montpellier chez le peintre Paul Pezet, il fréquente aussi l’atelier d’Antoine Ranc où son frère Gaspard est apprenti. Rigaud ne s’est jamais reconnu d’autre maître que "le sang de ses aïeux", mais c’est chez ces peintres montpelliérains, collectionneurs d’artistes flamands et italiens, qu’il se forme à la grande peinture et notamment à celle de Van Dyck, le prodigieux et raffiné portraitiste de la cour des Stuarts.

Après un séjour à Lyon, il s’installe à Paris en 1681 et remporte en 1682 le premier prix de l’Académie royale de peinture et de sculpture avec un tableau aujourd’hui perdu: Caïn bâtissant la ville d’Énoch. Hyacinthe n’ira pas ensuite à Rome comme c’est l’usage, Charles Le Brun, directeur de l’Académie, lui ayant conseillé, comme à ses futurs amis et rivaux, François de Troy et Nicolas de Largillierre, de se consacrer au portrait.

Rigaud privilégie l’harmonie plus que la rigueur du trait

À cette époque, la querelle académique des poussinistes et des rubénistes tourne en faveur des seconds, partisans de la prééminence de la couleur sur le dessin. Rigaud est du côté des coloristes et privilégie l’harmonie, l’élan et l’éclat des formes plus que la rigueur du trait. Par ailleurs, le portrait, considéré comme un genre mineur, accède à un nouveau statut, auprès d’une Cour versaillaise en plein essor et d’élites aristocratiques et bourgeoises avides de représentations magnifiant et théâtralisant corps et décors.

Elisabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d'Orléans, dite la Palatine par Hyacinthe Rigaud, 1713. © Leemage/Corbis via Getty ImagesElisabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d'Orléans, dite la Palatine par Hyacinthe Rigaud, 1713. © Leemage/Corbis via Getty Images

Rigaud joue en virtuose des étoffes, draperies, dentelles et broderies, mais c’est aussi l’incroyable ressemblance de ses portraits avec leurs modèles qui lui valent leurs éloges extasiés. Des modèles plutôt masculins, car de son propre aveu, il n’arrive pas à satisfaire les femmes: "Si je les fais telles qu’elles sont, elles ne se trouveront pas assez belles; si je les flatte trop, elles ne ressembleront pas."

Les quelque 150 portraits présentés dans l’exposition –il en peignit au bas mot plus de 1.500– témoignent de son exceptionnel sens des couleurs, du cadrage et de l’importance esthétique du moindre détail. Une œuvre immense, résumée dans un document unique pour le XVIIe siècle, ses livres de compte, qui permettent de reconstituer sa clientèle, ainsi que l’organisation redoutable de son atelier et le travail de ses collaborateurs, dont son frère Gaspard.

La coqueluche des milieux d'artistes et de la bourgeoisie parisienne

On sait peu de choses de sa vie privée. Il est séduisant, comme en témoignent ses magnifiques autoportraits, cependant, en raison d’une malformation de la mâchoire, il est bègue. Est-ce la raison de l’annulation de son mariage avec la fille d’un parlementaire en 1703? À moins qu’il n’ait été déjà amoureux d’Élisabeth de Gouy, qu’il a portraiturée avec son premier mari et leur fille dans les années 1690, qu’il épouse en 1710 –il a 51 ans–, et à laquelle il semble avoir été passionnément attaché jusqu’à leur mort à quelques mois d’intervalle dans leur hôtel de la rue Louis-le-Grand, en 1743.

Martin Van den Bogaert, dit Desjardins (1640-1694), sculpteur, par Hyacinthe Rigaud, 1692. © Bridgeman ImagesMartin Van den Bogaert, dit Desjardins (1640-1694), sculpteur, par Hyacinthe Rigaud, 1692. © Bridgeman Images

Pas d’enfant, mais des neveux, dont le peintre Jean Ranc, qui entrera au service de Philippe V d’Espagne. Et d’innombrables amis, peintres, sculpteurs et graveurs, mais aussi financiers, mécènes et collectionneurs pour lesquels il fait figure d’expert. Ses relations avec l’Académie sont moins aimables.

En 1685, Rigaud lui promet un portrait du sculpteur Mathieu Desjardins, mais, pendant quinze ans, il ne répond aux relances "que par des hauteurs et des airs de fierté insupportables". En janvier 1700, l’artiste est reçu grâce au susdit portrait et, fait unique dans les annales de l’Académie, il est également reçu comme peintre d’histoire, sur la promesse de réaliser un tableau. Il ne le livrera qu’en 1742! Encore un portrait, un saint André, à tête de vieillard et corps d’athlète, conversant avec le divin! Il était temps, à 83 ans, de se mettre en règle avant le grand saut…

Un rôle capital dans l’art du portrait français et européen

En revanche, il n'a pas à se soucier de sa gloire posthume! Dès la fin des années 1680, il est sollicité par les plus hautes personnalités de la Cour et de la ville, notamment Philippe d’Orléans et les membres de la famille royale, mais aussi les rois de Suède, de Danemark ou de Pologne, qu’il peint d’après image ou lors de leur éventuel passage à Paris.

Portrait de Philippe V d’Espagne, 1700-1701. Louis XIV commande ce portrait de son petit-fils pour le lui envoyer en Espagne. Enchanté du résultat, il le conserve et en fait réaliser une réplique qui est aujourd’hui au palais royal de Madrid. © Fine Art Images/Heritage Images/Getty ImagesPortrait de Philippe V d’Espagne, 1700-1701. Louis XIV commande ce portrait de son petit-fils pour le lui envoyer en Espagne. Enchanté du résultat, il le conserve et en fait réaliser une réplique qui est aujourd’hui au palais royal de Madrid. © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images

En 1700, le roi lui commande un portrait de son petit-fils Philippe V d’Espagne. Ébloui par le résultat, il le conserve à Versailles et se fait à son tour portraiturer en costume royal en mars 1701. Une providentielle crise de goutte contraint ce monarque de "plein air" à rester immobile. On imagine la scène! Un peintre bègue, qui, selon la princesse Palatine, mettait un quart d’heure pour prononcer un mot, mais chantait sans bégayer, un monarque de 63 ans, le mollet cambré pour un ultime ballet, et Madame de Maintenon faisant les frais de la conversation. On est très loin des célèbres entretiens de Philippe IV d’Espagne avec Vélasquez.

Reste que le tableau fut considéré comme inégalable, par sa ressemblance, son incroyable présence et sa puissance d’évocation. Une salle entière lui est consacrée dans l’exposition, tant cette icône est devenue la quintessence de la représentation du pouvoir jusque sous la République.

Portrait de Louis XIV en costume royal, 1701-1702. C’est l’œuvre la plus célèbre de Rigaud et le portrait le plus illustre de Louis XIV, véritable manifeste de l’absolutisme royal. © Universal History Archive/Universal Images Group via Getty ImagesPortrait de Louis XIV en costume royal, 1701-1702. C’est l’œuvre la plus célèbre de Rigaud et le portrait le plus illustre de Louis XIV, véritable manifeste de l’absolutisme royal.© Universal History Archive/Universal Images Group via Getty Images

La carrière de Rigaud ne s’arrête pourtant pas à cette date. Plus de quarante ans lui restent à vivre aussi fiévreux et féconds que les précédents, pendant lesquels il réalise notamment un portrait du Régent et celui de Louis XV en habit royal, et s’adonne à la sculpture, la musique et à ses propres collections.

Admis comme "noble citoyen" de la Ville de Perpignan, où il est retourné en 1695 pour peindre une dernière fois sa mère et la famille de sa sœur, il est confirmé dans cette noblesse viagère par Louis XV et décoré en 1727 de l’ordre de Saint-Michel. Rien n’aura manqué à cette carrière fulgurante comme l’envolée des draperies qu’il affectionnait tant.

Les grâces libertines des maîtresses du jeune roi n’étaient pas pour son pinceau, ni celles plus intimes quoique officielles de Madame de Pompadour. Le temps de Boucher et de Nattier était venu. Celui de Rigaud révolu, où beauté, bienséance,...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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