En lisant le Clemenceau de Michel Winock, Nathalie Saint-Cricq découvre qu’à 82 ans, le Tigre s’est remis au grec ancien pour les besoins d’une biographie de Démosthène commandée par une jeune éditrice à laquelle il envoie des missives enflammées… Intriguée, l’éditorialiste du service politique de France Télévisions creuse l’affaire. Elle rencontre les descendants de la belle, se documente, se plonge dans ces fameuses 668 Lettres à une amie… Et décide de consacrer un livre, son premier, à cet amour qui a occupé les six dernières années du Père la Victoire.
D’une plume alerte, la chroniqueuse de Vous avez la parole ressuscite cette étonnante liaison, tout en distillant une foule d’anecdotes sur la carrière de Clemenceau, ses convictions, ses maux, ses combats. Notamment le dernier, la rédaction in extremis de Grandeurs et misères d’une victoire, pour laver son honneur bafoué par le maréchal Foch.

Derrière la statue politique, évoquée par touches légères, se dévoile l’homme dans son intimité amoureuse, fringant, ardent et si vivant, mais aussi impatient et capricieux. Nathalie Saint-Cricq évoque pour nous ce grand séducteur au tempérament hors norme.
Quelle vie mène Clemenceau, en mai 1923, lorsqu’il rencontre Marguerite ?
Raymond Poincaré le nomme président du Conseil en novembre 1917, au moment où la France n’est pas loin de perdre la guerre. Clemenceau la gagne et acquiert une immense popularité auprès des Français. Il n’obtient pourtant pas le vote des parlementaires pour l’élection présidentielle de 1920. Fêté dans tout le pays, le Père la Victoire n’est pas reconnu par la classe politique. Il passe les deux années suivant ce rejet à voyager. De retour en France, il vit seul, entre son appartement parisien de la rue Franklin et sa modeste maison vendéenne de Saint-Vincent-sur-Jard. Toujours très occupé, il se passionne pour la peinture, le jardinage, et travaille à son testament philosophique, Au soir de la pensée. Il continue à se lever très tôt, à faire de l’exercice et reçoit beaucoup de gens. C’est ainsi que Marguerite entre dans sa vie. Dès lors, ils se verront ou s’écriront quotidiennement, jusqu’à sa mort.
Qui est Marguerite Baldensperger ?
Née Marie-Marguerite Bonzon, elle appartient à une famille très aisée – son père était directeur au Crédit Lyonnais –, dont le berceau se trouve à Saint-Dié, dans les Vosges. Intelligente et cultivée, elle aurait pu faire des études mais s’est finalement pliée aux codes de l’époque et elle a épousé Fernand Baldensperger, un universitaire renommé, pionnier de la littérature comparée. Quatre enfants sont nés. À la suite du suicide de sa fille aînée, Marguerite tombe dans une profonde dépression dont elle tente de sortir en travaillant. Éditrice chez Plon, elle s’occupe d’une collection de livres édifiants sur de grands hommes du passé, écrits par des auteurs illustres. C’est dans cet objectif qu’elle rend visite à Clemenceau. Un coup de foudre, malgré leurs quarante ans d’écart qui expliquent le pacte proposé par Clemenceau : "Je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir."

Comment tiennent-ils cet engagement mutuel ?
Elle veille sur lui jusqu’au bout et lui renvoie le reflet d’un homme encore désirable, aimable. De son côté, il tente de la sortir de sa morosité en la stimulant, en lui redonnant le sentiment d’exister. En 1923, être adulée par Clemenceau, ce n’est pas rien !
Il déborde d’énergie, se compare à "vieux canasson qui fait le pur-sang", vous le montrez aussi possessif, autoritaire, pontifiant…
En effet, il peut être assez pénible. Il y a un côté dominant/dominé dans leur relation. Mais au néant, je pense qu’elle préfère être bousculée par lui. Et puis elle éprouve une immense fierté d’être son "élue".
Cette relation amoureuse est-elle purement platonique ?
Clemenceau a 82 ans et il a été opéré de la prostate en 1912. Chacun est libre d’imaginer ce qu’il veut… Dans la famille de Marguerite, les femmes pensent qu’il ne s’est rien passé physiquement. Les hommes, si…
Vous écrivez que la mère de Marguerite concocte des plats adaptés au diabète de Clemenceau, et que les enfants l’appellent "oncle Georges"…
C’est en effet assez étonnant, et peu conventionnel. "Vous nous avez rendu notre fille", dit le père de Marguerite à Clemenceau, relativement à sa dépression. Même Fernand Baldensperger rend parfois visite seul à Clemenceau. Marguerite et lui vivent comme divorcés et il s’en fiche, je crois. Tout le monde y trouve son compte. Marguerite part en cure avec une des filles de Georges… La notoriété du personnage y fait beaucoup, assurément. Son âge aussi, qui minore la dimension scandaleuse. Il a beau affirmer : "Sous mon modeste costume, mon petit intérieur flambe comme une fournaise", il ressemble à un petit vieillard avec sa canne. Cela dit, son amplitude érotique est immense : de ses 7 ans, où il a embrassé une fille qui en avait treize de plus, à ses 86 ans, où il écrit encore des mots doux à Marcelle, sa secrétaire de 20 ans !
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Qu’est-ce qui attire tant les femmes chez lui ?
Il est follement drôle, doté d’une vivacité insensée et d’un esprit de repartie incroyable ! Il semble avoir le don de communiquer la vie. À Marguerite, il écrit : "Venez, quand nous serons deux, nous vaudrons une armée." On le crédite d’une foule de maîtresses, mais c’est surtout un séducteur. Il a vécu de grandes histoires qui se sont prolongées en relations amicales, comme avec la cantatrice Rose Caron…
Vous révélez que Mary Plummer, son épouse américaine, est l’exception qui confirme la règle. Il l’a envoyée en prison pour adultère…
Le comportement lamentable qu’il a eu avec sa compagne, après vingt-trois ans de mariage, représente un angle mort dans ses biographies. Pourtant, il semble avoir été amoureux d’elle. Elle était la plus jolie des élèves du pensionnat de Stamford, dans la banlieue new-yorkaise, où il donnait des leçons de français et d’équitation. Il l’a séduite, épousée en 1869, et ramenée en France. Après leur voyage de noces, il l’installe en Vendée, chez ses parents. Clemenceau, médecin à Montmartre, habite alors un dispensaire miteux. Il ne touche pas d’indemnités en tant que conseiller municipal. Toujours endetté par les journaux qu’il lance, il vivote et, objectivement, ne peut pas l’entretenir. Mais il est clair aussi que la politique l’excite plus que de s’occuper de sa femme et de leurs trois enfants… Quand elle le rejoint enfin, au bout de sept ans, il a toujours la tête ailleurs et la néglige.

Et elle prend pour amant le précepteur des enfants…
Personne ne sait exactement ce que contient le constat d’adultère que Clemenceau a fait dresser, sinon que Mary se trouvait chez Paul de Kercovan. Georges s’est-il senti humilié d’être trompé ? La façon dont il l’a expédiée manu militari aux États-Unis dans la 3e classe d’un bateau ne cadre pas avec le personnage. Il y a là un mystère. D’autant plus qu’il s’en est vanté, comme en témoigne le Journal des Goncourt : "J’ai emballé ma femme pour l’Amérique."
Quelles sont ses idées sur les femmes ?
Très justes et progressistes concernant, par exemple, les prostituées et les nourrices, dont il condamne "le commerce des mamelles". Il est favorable au divorce. Il fait passer une loi en 1907 permettant aux femmes de jouir de leur salaire. Pourtant il leur refuse le droit de vote, par misogynie et anticléricalisme, craignant que, manipulées par leur confesseur, elles ne votent à droite....
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