"Un ordre du jour défendit aux habitants de Paris de conserver des armes. Je ne pus me faire à l’idée de me séparer du sabre de mon père. Je conçus l’espoir d’obtenir la permission de pouvoir le garder, et je fis des démarches auprès du général Bonaparte [...] Quelques réponses heureuses que je fis au général lui firent naître le désir de connaître ma famille, et il vint lui-même me porter l’autorisation si vivement désirée. Ma mère l’en remercia avec grâce et sensibilité. Il demanda la permission de revenir."
Le "sabre de son père" fut-il l’instrument de la rencontre du général corse et de la belle Créole, comme semble le croire Eugène ? Il aura en tout cas servi de flèche, en ce mois de vendémiaire de l’an II, à un martial et facétieux Cupidon. De la chute de Robespierre vient de naître le Directoire, régime transitoire dont Rose de Beauharnais – Napoléon ne l’a pas encore rebaptisée Joséphine – est devenue l’une des "trois grâces". Et Bonaparte, promu général un an plus tôt au siège de Toulon, est sensible à celui de la "veuve Beauharnais", rescapée, à la différence de son époux Alexandre, des prisons de la Terreur.

Le 9 mars 1796, le mariage est célébré au grand dam du clan Bonaparte, qui déteste Joséphine, et d’Eugène, élevé dans la piété filiale : "Il me semblait qu’un second mariage était une profanation, une atteinte portée à la mémoire de mon père." Mais dès l’année suivante, l’adolescent de 15 ans, nommé aide de camp, rejoint Bonaparte à Milan, où ce dernier vient de fonder la République cisalpine.
Napoléon voue à Eugène une grande affection
Le 19 mai 1798, Eugène est à bord de l’Orient, auprès de son beau-père, parti à la conquête de l’Égypte. Un lien affectif solide se noue, qui résistera aux épreuves. Pourtant, dès la première, Eugène est en porte-à-faux. Bonaparte prend son beau-fils pour confident quand il apprend ce dont tout le monde se gausse déjà depuis deux ans : l’infidélité de Joséphine ! "C’était ordinairement le soir qu’il me faisait ses plaintes et confidences. J’étais le seul avec lequel il pût s’épancher. Je cherchais à adoucir ses ressentiments ; je le consolais de mon mieux." Loin du ressentiment qu’il éprouve contre sa mère, le général témoigne un respect véritable à cet enfant dont il admire la raison.
Accueilli en héros lors de son retour à Paris, en octobre 1799, le général est résolu au divorce. Et c’est Eugène, lors de l’entrevue du couple rue Chantereine, qui sauve sa mère d’une première disgrâce, comme le confiera Bonaparte : "Au moment où elle s’en allait, descendant les escaliers en larmes, j’ai vu Hortense et Eugène qui partaient derrière elle en pleurant également. Eugène m’avait accompagné en Égypte ; j’en suis venu à le considérer comme mon fils adoptif. Il est si courageux, c’est un jeune homme si intelligent ! Je ne pouvais supporter le chagrin de ces deux enfants. J’ai tendu la main, saisi Eugène par le bras et l’ai serré contre mon cœur. Alors Hortense a remonté les marches, suivie de sa mère." Le pardon est accordé, et Joséphine et ses enfants entraînés dans la fulgurante ascension de Napoléon.

Avec le coup d’État du 18 brumaire, Bonaparte met fin au régime du Directoire. Le Consulat est en place, dont le général est Premier consul, bientôt Consul à vie, pour finir, le 18 mai 1804, empereur des Français ! Pour Eugène, dont la mère est associée à ce destin prodigieux, il y a de quoi s’émerveiller. D’autant que Bonaparte lui offre, rue de Lille, ce qui deviendra l’hôtel de Beauharnais. Pourtant, alors que les ambi- tions et vanités du clan Bonaparte se déchaînent, le jeune homme de 23 ans se montre toujours modeste et raisonnable. Avec Eugène et Hortense, Bonaparte découvre les joies d’une famille : "J’aime ces enfants-là parce qu’ils s’efforcent toujours de m’être agréables [...] Ils prennent toujours mon parti, même contre leur mère [...] Cela fait la douceur de ma vie."
Le 2 décembre 1804, jour du couronnement à Notre-Dame, Eugène, en habit de grand officier, présente l’anneau du sacre. Dans cette société nouvelle de l’Empire où il faut composer avec les gloires montantes et les ralliées d’Ancien Régime, Eugène est un atout. Il est recherché pour sa position, apprécié pour sa personne. Madame de Rémusat l’atteste dans ses mémoires : "La figure du prince Eugène ne manque pas d’agréments. Sa tournure a de l’élégance ; très adroit dans les exercices du corps, il tient de son père cette bonne grâce de l’ancien gentilhomme français dont M. de Beauharnais a pu lui donner les premières leçons." Un idéal de fils pour l’Empereur qui l’adopte en 1806.
L’héritier de l’Empire ?
Altesse impériale et prince français, Eugène ne pourrait-il devenir l’héritier de l’Empire ? En mai, il est vice-roi d’Italie. Un trône l’attend à Milan, dont la charge l’inquiète : "C’est un rude métier que celui d’être roi quand on n’a pas été élevé pour cela !" Il va s’appliquer à l’administration du royaume. Comme à la poursuite du métier des armes, corollaire du pouvoir dans la perspective napoléonienne. Dans sa famille, dont il vient de faire une dynastie, l’Empereur décide des alliances. Eugène épousera la princesse Auguste, fille de l’électeur de Bavière, dont Napoléon vient de faire un roi. Il est conquis, et l’écrit à sa sœur : "C’est un ange de bonté [...] Sa beauté, au-delà de ce que je t’en pourrais dire."
Le mariage célébré, le 14 janvier 1806, Auguste rejoint Eugène, à qui l’Empereur dispense, en bon père, ses conseils : "Il faut avoir plus de gaîté dans votre maison. Une jeune femme a besoin d’être amusée." L’union, des plus heureuses, sera bénie par la naissance de six enfants, promis à de brillantes alliances. Un destin dont Eugène, comme il le confie à Girardin, ne cesse d’être surpris : "Je n’ai jamais eu d’ambition, ma position actuelle me paraît un rêve !" Le 20 décembre 1807, Napoléon proclame Eugène "prince de Venise" et, à défaut de descendants naturels, son successeur comme roi d’Italie. Les armes à la main, le jeune homme mérite encore la confiance de son père quand l’Autriche attaque l’Italie. Dans son bulletin du 28 mai 1809, l’Empereur salue sa valeur : "Le vice-roi a montré pendant toute cette campagne un sang-froid et un coup d’œil qui caractérisent un grand capitaine."

Mais la répudiation de Joséphine, dont la stérilité est avérée depuis la naissance d’un fils naturel de Bonaparte, est devenue inéluctable. Napoléon veut un héritier de son sang. Eugène s’incline : "Nous devons tout à l’Empereur. Il a été pour nous un véritable père ; il trouvera en nous des enfants dévoués [...] Les larmes qu’a coûtées cette résolution à l’Empereur suffisent à la gloire de ma mère." Après le mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, et la naissance de l’Aiglon en 1811, toute perspective d’héritage est écartée. Qu’importe pour Eugène tant qu’il a l’amour d’Auguste : "Je ne regretterai rien si ta tendresse me reste ; au contraire, je serai heureuse de pouvoir te prouver que je ne t’aime que pour toi." La couronne d’Italie lui échappant, Eugène reçoit le grand-duché de Francfort, nouvellement créé.
L’ancêtre de nombreux souverains européens
Mais l’Empire vacille, le tsar Alexandre vient de renverser...
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