Plutôt bouddha que bicorne. Dans la paisible maison de Sauve où il s’est retiré pour écrire, Charles Bonaparte ne collectionne pas les souvenirs de famille. C’est le moins qu’on puisse dire. De son illustre arrière- arrière-grand-oncle, il ne garde qu’une lithographie, discrètement accrochée dans l’escalier. Même là, c’est le général Bonaparte, issu de la Révolution française, qui est représenté, plutôt qu’un empereur victorieux.
Dans le livre passionnant qu’il publie le 17 mars aux éditions Grasset, celui qui devait hériter du titre de "prince Napoléon" raconte ses propres révolutions : celle de Mai 1968 qui commença à l’éloigner d’un avenir tout tracé, puis celle de son changement de nom, lorsqu’il est désavoué par son père. Mais pour ausculter son histoire, ce géant au sourire franc, couronné par une indomptable chevelure blanche, interroge avec méthode et sagesse l’héritage de cet illustre ancêtre.
En dépit de son pas de côté à l’égard de la geste napoléonienne, ce féru de méditation estime que Napoléon, personnage le plus recherché sur Google après le Christ, devrait continuer à servir l’Europe, dont il reste l’un des héros et pères fondateurs.

Nous fêtons cette année le bicentenaire de la mort de Napoléon. Selon vous, quelle forme doit prendre cet anniversaire, dont le point d’orgue sera le 5 mai ?
Je suis favorable à la commémoration, mais pas nécessairement à la célébration. Ce sont deux choses différentes. Par définition, les commémorations ne sont pas univoques, des interprétations différentes peuvent trouver leur place. Ce qu’on s’apprête à célébrer, c’est le mythe de l’Empereur, un homme en bronze qui gouverne le monde. C’est une vision totalement erronée selon moi. Ce serait très réducteur : l’Empire est une parenthèse institutionnelle. Napoléon est un homme de la Révolution qui a eu une carrière au service de la république. Célébrer ce personnage-là ne serait que rendre justice à l’Histoire. J’aimerais qu’on retrouve ce continuum entre 1789 et le bicentenaire Napoléon.
On déboulonne des statues, on rebaptise des écoles, des voix s’élèvent aussi pour démolir le mythe Napoléon. Que pensez-vous de cette "cancel culture" qui réécrit l’Histoire ?
La relecture est naturelle et légitime. Chaque période interroge l’Histoire et je ne suis pas étonné que notre époque, caractérisée par le changement, le fasse à son tour. Il faut cependant veiller à bien poser les questions. Il faut d’abord apprendre et comprendre le passé. Le juger au regard des critères de sa propre époque crée de l’anachronisme, qui agit comme un brouilleur d’image. Cela ne me gêne pas qu’on juge négativement Napoléon, ce qui me dérange c’est qu’on ne le replace pas dans son contexte et qu’on veuille tout rejeter en bloc.

L’une des critiques récurrentes adressées à l’Empereur lui reproche avant tout d’avoir rétabli l’esclavage. Dans votre livre, vous convenez que le passé colonial de votre famille est chargé, mais vous essayez de le comprendre...
Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802 est indéniablement une tache dans son parcours. Cependant, je n’ai pas trouvé de traces de racisme dans ses écrits. Il avait le point de vue des gens de son temps, confronté à une situation géopolitique de désordre dans les Caraïbes et soucieux de préserver les intérêts économiques liés à l’industrie sucrière. À Sainte-Hélène, il confiera que cela avait été une "grande sottise".
Vous attachez une grande importance à l’Europe : en quoi Napoléon, que certains perçoivent comme un envahisseur, a-t-il participé à sa construction ?
Il est extrêmement important pour la nation européenne de s’accorder sur un corpus historique commun, qu’il s’agisse de guerres gagnées ou perdues. Napoléon est l’un des pères fondateurs de l’Europe, c’est un homme qui en a touché les limites géopolitiques. La Commission européenne dispose d’un petit nombre de héros mondialement connus qu’elle peut mettre en avant : Napoléon, comme Shakespeare, en fait partie.
Très intime, votre livre raconte les difficultés que vous avez eues à porter son nom. Qu’avez-vous trouvé au bout de votre quête ?
L’héritage au sens moral suppose l’inventaire. On ne peut pas se présenter comme héritier si l’on n’est pas capable de faire le tri. Chez Napoléon, il y a des choses que j’adopte et d’autres non. Je refuse d’être un héritier au sens de la reproduction des valeurs et visions politiques qui ne correspondent pas au siècle actuel. Ce travail d’in- ventaire était nécessaire pour pouvoir prendre en main mon destin.
Jusqu’à abandonner le nom de Napoléon pour redevenir un Bonaparte ?
J’en ai eu besoin. Les générations qui m’ont précédé considéraient que leur devoir était de prendre un héritage ici et de le reposer là. En mai 1968, après cinq générations, il n’y a plus de rapport avec le réel, avec la vie des gens. On est dans un monde imaginaire, associé à un titre, des honneurs... Cette modification d’état civil était logique, car ma famille s’appelle Bonaparte et non Napoléon. L’origine de ce nom, c’est que la branche aînée a adopté le prénom du fondateur de la dynastie. Je suis fils de la république, je ne vais pas me rendre complice d’une fable dynastique. Reprendre le nom de Bonaparte m’a permis de retrouver une cohérence.
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Vous procédez à ce changement de nom après le décès de votre père qui, dans son testament, désigne votre fils Jean-Christophe, alors âgé de 10 ans, comme futur "chef de la famille impériale" et donc héritier du titre de prince Napoléon. Comment avez-vous réagi à ce désaveu ?
Ma première position a été légaliste : j’ai interrogé un tribunal administratif sur ce testament. Sa réponse a été que l’État n’était pas à même de transmettre un titre, car il est attribué au chef d’une tradition politique incompatible avec la république. Au mieux, la république admettait ce titre par courtoisie. Aborder le patrimoine de Napoléon sous l’angle dynastique est extrêmement réducteur, cela écarte beaucoup de gens et le limite à un petit groupe social à la veille de disparaître. Son héritage s’incarne bien plus, à mon sens, à travers les élus des villes dont il a contribué à forger l’histoire. Dans la fédération que je préside et qui en réunit soixante-dix disséminées dans treize pays européens, parmi lesquelles Fontainebleau, Iéna ou Ajaccio, nous travaillons à valoriser l’héritage napoléonien culturel et touristique, qui lui est bien vivant.

Vous décrivez dans ce livre l’esprit Bonaparte et des personnages qui peuvent l’illustrer, comme Lucien, Jérôme ou Marie Bonaparte. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans leurs parcours ?
L’esprit Bonaparte, c’est un mélange de liberté et de progrès. C’est la capacité à faire fi de ce qui alourdit la pensée. Qui dit tradition dit rigidité. Parce que cet héritage n’est pas démocratique, il ne peut être régulé que par des ruptures. Je montre dans le livre des exemples de personnages de la famille qui ont transgressé les règles, comme Marie Bonaparte, qui a été disciple de Freud et fondatrice de la psychanalyse en France, ou Lucien, très critique à l’égard de son frère aîné devenu empereur. Comme eux, je me suis trouvé associé à cette histoire par les hasards de la naissance - et dans un premier temps, cela m’a été pénible. Aujourd’hui, j’espère avoir transformé l’essai en exerçant ma liberté et en traçant mon propre chemin.
La liberté Bonaparte, Grasset, 380 pages, 23 euros.
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