"Que vas-tu étudier quand tu seras grande?", demande une adolescente à une autre fille du même âge. "Elle devra faire beaucoup de droit et d’économie", répond rapidement la mère de cette dernière. "Elle aime aussi beaucoup les sciences", renchérit le père en posant sa main sur l’épaule de sa fille. L’autre insiste: "Mais que veux-tu faire quand tu seras grande?" Le sourire (muet) de Leonor se devine à travers son masque. Sa mère laisse échapper: "Il ne s’agit pas tant de ce qu’elle veut faire, mais de ce qu’elle devra être."
Cette rencontre entre deux jeunes filles de 14 ans est loin d’être banale. Celle qui engage la discussion se prénomme Peinda Sibide et vit à Son Roca, l’un des quartiers les plus défavorisés de Palma de Majorque, ville touristique et élitiste s’il en est. Son interlocutrice, celle qui ne lui répond pas, est Leonor, princesse des Asturies, l’héritière du trône d’Espagne, un pays qui, aujourd’hui, remet en question l’existence de la monarchie au sein de sa démocratie. Et la femme qui répond à l’enfant n’est autre que la reine Letizia.
Le travail de Letizia peine parfois à être reconnu
11 août 2020, centre socio-éducatif de Naüm, à Son Roca. Le déplacement de la famille royale fait partie du tour d’Espagne entrepris par le roi Felipe VI et son épouse en juin dernier. Depuis, le couple a parcouru toutes les communautés autonomes du pays pour soutenir le tourisme et aller à la rencontre de la population –un voyage sous tension, notamment en raison du récent départ en exil du roi émérite Juan Carlos Ier.
Pour la Casa Real, l’été 2020 est consacré au travail, dans un pays où le vice-président du gouvernement, Pablo Iglesias, appelle à la fin de l’institution monarchique. Depuis le palais de la Zarzuela, un agenda social a été soigneusement conçu, qui met l’accent sur une royauté soucieuse des problèmes d’une nation confrontée à l’une des pires crises économiques de son histoire.
En cet été de tous les dangers pour la couronne espagnole, Felipe et Letizia ont poursuivi leur visite à Minorque, où plusieurs messages de soutien en faveur de la monarchie se sont fait entendre depuis la foule. ©DuskoDespotovic
C’est précisément lors d’un voyage que le roi et la reine ont effectué aux Baléares, le 25 juin dernier, que la reine Letizia s’était, déjà, intéressée au travail des petites structures associatives locales.
Elle avait alors rencontré Margalida Jordá, la directrice générale de Naüm Son Roca, et lui avait demandé comment le centre traversait la crise économique et sanitaire. "Mal, parce que les subventions publiques n’arrivent pas. Mal, parce que les enfants qui fréquentent ce centre n’ont pas les ressources nécessaires pour suivre un enseignement en ligne. Dans ce quartier, il n’y a pas de wifi, Majesté. Les gens n’ont pas d’iPad ou d’ordinateurs pour suivre les cours", avait répondu Margalida. "Reparlons-en plus en détail en août", l’avait alors rassurée Letizia.
La directrice ne pensait pas qu’il y aurait une suite à leur entrevue. "Pour moi, c’était une façon de parler. Non seulement je n’imaginais pas qu’elle viendrait, mais encore moins accompagnée d’une délégation susceptible d’aider ce quartier", reconnaît-elle.
Premier engagement à caractère social pour la princesse Leonor. Dans le centre éducatif de Naüm, elle est guidée par la reine Letizia, qui tient à impliquer ses filles dans son travail auprès des associations et autres ONG.© Jose Gegúndez
Aujourd’hui, à Son Roca, où la reine d’Espagne et la princesse des Asturies sont entourées d’enfants aux prises avec de graves difficultés sociales et économiques, la monarchie a plus que jamais besoin de se montrer proche des Espagnols.
Cette visite est la première que l’infante Leonor effectue dans un centre social. La présence de l’épouse de Felipe VI, elle, reflète une part essentielle de son travail depuis son entrée dans la famille royale. Un travail que peu connaissent et qui peine, il est vrai, à trouver un écho dans les médias de la péninsule.
Son perfectionnisme ravit autant qu'il agace
Plus que tout autre avant elle, la reine accomplit pourtant un travail fondamental au service des oubliés de la société –prostituées, victimes d’addictions, de violences sexistes ou encore de maladies rares. Elle rencontre les acteurs de l’économie sociale et solidaire, participe à leurs groupes de travail, a souvent une approche très concrète et pragmatique des problèmes que ceux-ci lui soumettent.
"J’étais sceptique avant de la rencontrer. Je l’imaginais distante et hautaine. Je me suis trompée. Elle connaît chaque cas, mémorise le nom des femmes qu’elle a rencontrées par le biais de notre association. Grâce à elle, nous avons réussi à constituer un premier groupe de médiateurs sociaux composé de 26 anciennes prostituées qui se battent dans la rue pour sortir d’autres femmes des réseaux. La reine travaille avec nous, loin des caméras, et souhaite que ses filles n’oublient pas cette réalité, qui place malheureusement l’Espagne en tête des pays qui consomment de la prostitution", déclare Rocío Mora, directrice de l’Apram, une ONG qui défend et promeut les droits des personnes victimes d’exploitation sexuelle.
Letizia a de nombreux détracteurs. Si son extrême perfectionnisme et son professionnalisme font l’admiration des organisations au côté desquelles elle s’engage, ils en agacent aussi certains. À Palma de Majorque, cette relation paradoxale est clairement visible. On applaudit la jeune souveraine quand elle porte des vêtements locaux ou s’intéresse aux produits des Baléares; on surveille aussi, souvent de manière critique, chacun de ses pas.
La ville est dévouée à la reine Sophie, qui a patiemment enduré les allers et venues de Juan Carlos Ier avec d’autres femmes et qui a toujours eu un moment pour faire du shopping dans les boutiques de la ville. Et qui aime la mer, alors que Letizia ne partage pas la passion de sa belle-famille pour la voile.
Elle n’a pas 15 ans mais Leonor d’Espagne prend de plus en plus la mesure de la fonction royale. Sous l’aile protectrice de sa mère, elle fait déjà preuve d’une grande présence.© Jose Gegúndez
La société majorquine reste surtout marquée par les images de l’été 2018, filmées à l’intérieur de la cathédrale de Palma –on y voit la reine "désobéissant" à Felipe VI, qui tentait en vain de la faire ralentir à la sortie de la messe pour ne pas laisser derrière eux Juan Carlos Ier et Sophie. Les erreurs de protocole de Letizia sont fréquentes. Ceux qui la connaissent savent qu’elle privilégie le bon sens, quelles que soient les circonstances, et qu’elle tente par-dessus tout d’éviter les faux pas.
Protéger et accompagner ses filles
La veille de la visite à Son Roca, la famille royale a assisté à une manifestation en faveur de la monarchie à Petra, une ville de 3.000 habitants, à une demi-heure de Palma. Sur place, deux rassemblements ont lieu: d’un côté, les républicains, de l’autre, les monarchistes. Aucun des deux groupes ne compte plus de quelques dizaines de personnes. Les cris "Vive le roi et vive l’Espagne" se mêlent aux "Tout Bourbon est un félon".
Felipe VI, son épouse et leurs deux filles prennent un bain de foule avec les supporters de la royauté, dont la réunion n’a pas été autorisée par le gouvernement. L’infante Sofia, âgée de 13 ans, marche avec une béquille. "Elle a eu un accident domestique. Cinq points de suture au genou. Mais elle voulait venir, pour savoir en quoi consiste ce travail", commente-ton à la Zarzuela.
Durant le tour d’Espagne du couple royal, l’héritière du trône et sa sœur Sofia, blessée au genou, ont accompagné le roi et la reine dans la commune de Petra.© Jose Gegúndez
Lorsque les journalistes présents leur demandent où se trouve Juan Carlos Ier, aucun des deux époux ne répond. Pas même Letizia, qui n’a pourtant pas l’habitude d’ignorer les questions. La reine veut sensibiliser ses filles à ce qui les entoure, tout en les protégeant car elles vivent –comme le racontent les amis intimes de la souveraine– "une situation extraordinaire pour leur âge".
La princesse des Asturies, en dépit de la situation difficile que traverse sa famille, assume de plus en plus son rôle. À la fin de l’événement Son Roca, lorsque Jose Gegúndez, le photographe de ce reportage, crie "Majesté!" pour obtenir un regard de la reine, c’est elle, Leonor, qui se retourne spontanément…
Par Ana Sánchez Juárez
Traduction Fanny del Volta
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