Les confidences de Juan Carlos d'Espagne

Jamais il ne s'était ainsi livré. Juste avant son abdication, il a accepté de répondre devant les caméras aux questions de notre consœur Laurence Debray et de commenter le film de sa vie. Un bouleversant exercice de vérité, enrichi des témoignages de son fils, Felipe, et de sa sœur, Pilar. Diffusé sur France 3 le 15 février 2016, Moi, Juan Carlos, roi d'Espagne est un testament politique d'une très grande humanité.

Par Antoine Michelland - 24 avril 2017, 06h50

 Quelques mois avant son abdication, Juan Carlos avait accepté de répondre devant les caméras aux questions de la journaliste Laurence Debray.
Quelques mois avant son abdication, Juan Carlos avait accepté de répondre devant les caméras aux questions de la journaliste Laurence Debray. Purschke/ullstein bild via Getty Images

Sur l'écran télévisé, dans l'intimité du bureau tapissé de bois blond, défilent des images d'attentats, puis de manifestations populaires contre l'ETA. La caméra est sur Juan Carlos, assis, le visage douloureux de revoir ces heures sombres. Derrière lui, les plis du drapeau espagnol. "Mes pires souvenirs, mes pires moments? Il y en a beaucoup. Mais pour vous répondre avec une grande sincérité, je dirais que j'ai eu 800 mauvais moments. Les plus de 800 victimes du terrorisme. Je me sens très solidaire d'eux." Soudain, le roi a la gorge nouée, sa bouche se contracte, ses yeux s'embuent. Il pleure. Comme un père qui a vu mourir ses enfants. 

À la cathédrale de la Almudena, le roi, bouleversé, accueille lui-même les familles des victimes des attentats du 11 mars 2004. Korpa/ABACA

Voilà le moment qui bouleverse le plus Laurence Debray, biographe de Juan Carlos, lorsqu'elle mène l'interview du souverain pour le documentaire télévisuel diffusé sur France 3 en février 2016. "C'est la marque d'un grand roi de partager ainsi la souffrance de ses concitoyens. C'est quelqu'un qui est habité. J'ai été tout autant marquée par sa réaction lorsqu'il revoit la cérémonie au cours de laquelle son père accepte publiquement de remettre ses droits dynastiques à son fils. Juan Carlos dit alors avec beaucoup d'émotion qu'il regrette de ne pas avoir donné davantage d'importance à cet acte." 

Le roi a accepté de revenir sur les grands moments de son règne

L'aventure de Moi, Juan Carlos, roi d'Espagne commence voici plus de deux ans. "France 3 voulait un documentaire sur le roi, je voulais le faire avec le roi, se souvient Laurence Debray. Je ne l'avais pas rencontré lorsque je préparais ma biographie, publiée chez Perrin, pour garder mon objectivité d'historienne, mais là il s'agissait de tout autre chose, je voulais la parole du roi pour ne pas retomber dans un énième documentaire. Je suis allée expliquer cela à Rafael Spottorno, le chef de la Casa Real." 

Laurence l'ignore, mais elle tombe au bon moment. Lorsqu'elle propose que le roi fasse le bilan de sa vie devant les caméras de la télévision française, le processus d'abdication est en marche. Elle a aussi pour elle un réalisateur franco-espagnol, Miguel Courtois Paternina, dont les fictions sont assez connues au-delà des Pyrénées, son livre sur Juan Carlos et une adolescence passée à Séville. 

Le regard tendre de Felipe VI envers son père, le jour de son avènement, le 18 juin 2014. Juan carlos d'Espagne aura servi son pays pendant 38 ans. Fernando Alvarado-Pool/Getty Images

"Encore avant cela, j'allais en Espagne, petite, et j'étais revenue à Paris avec un très beau portrait du roi que j'avais mis dans ma chambre. À cette époque, mon père, Régis Debray, préparait la première campagne présidentielle de Mitterrand et il avait remplacé mon portrait du roi par celui du candidat socialiste à l'Élysée. J'avais 5 ans. J'ai fugué. Et ça a été un drame familial. Depuis, je trouvais qu'un roi qui sauve l'Espagne d'une guerre civile à la mort de Franco, qui sauve l'Espagne lors d'une tentative de coup d'État était un merveilleux chevalier de la démocratie. Et par ailleurs un homme beau, sympathique, jeune, avec une véritable histoire et un projet fort pour son pays. J'ai toujours été juancarliste."

Pour cette interview, le roi n'a eu qu'une seule exigence: qu'elle soit intime, sans trop de monde

Pour autant, Laurence Debray ne rencontrera pas le roi avant ce jour de février 2014 où elle arrive à la Zarzuela pour l'interviewer. "Je lui avais fait part de mes questions, sans recevoir aucun commentaire en retour. Sa seule exigence était d'avoir une interview très intime, sans trop de monde dans la pièce. Il n'y avait que lui, le réalisateur, le chef de la maison royale, l'équipe technique et moi. J'avais un montage d'archives sur sa vie que nous allions passer sur la télévision de son bureau pour faire resurgir les souvenirs, des anecdotes, l'émotion intacte, lui faire commenter les moments cruciaux de sa vie et de son règne. C'était l'idée et il s'est prêté au jeu. Moi, j'avais la télécommande."

L'équipe dispose de deux après-midi avec le roi. Laurence est un peu inquiète, elle sait que les matinées de Juan Carlos, à la suite de ses opérations de la hanche, sont consacrées à une rééducation épuisante et douloureuse. N'importe, devant elle c'est un homme très jovial qui apparaît, sympathisant aussitôt avec tout le monde.

Photo du tournage, en février 2014, dans le bureau du roi, à la Zarzuela. L'équipe du réalisateur Miguel Courtois Paternina et de Laurence Debray a installé le téléviseur sur lequel Juan Carlos voit sa vie défiler et la commente. Collection Particulière

"Il parle un français magnifique, il m'a même confié qu'il rêvait en français et, spontanément, il voulait faire l'interview dans cette langue. C'est le chef de la maison royale qui lui a dit que ce serait mieux en espagnol. Parfois, nous nous arrêtions pour qu'il puisse se reposer, marcher, et il nous racontait des anecdotes. Miguel Courtois et moi étions désespérés parce qu'à ces moments-là, nous ne filmions pas. Il nous disait par exemple en riant que Hollande vivait quand même dans un palais beaucoup plus beau que le sien. Le deuxième jour, à la fin du tournage, il a invité toute l'équipe à un dîner de tapas. Comme ça." 

Pour la première fois, Juan Carlos évoque son jeune frère, Alfonso

Au long du film, qui reste encore à monter, les heurs et malheurs de l'incroyable destin de Juan Carlos se reflètent dans son regard, tantôt illuminé de malice, empreint de mélancolie, débordant de tendresse ou d'admiration. C'est la première fois que le roi parle de son jeune frère, Alfonso, mort d'un coup de feu accidentel lorsque l'héritier de la couronne avait 18 ans. 

Les deux adolescents étaient seuls au moment de la tragédie. "Il me manque beaucoup", murmure Juan Carlos en regardant malgré lui par-dessus son épaule, comme s'il cherchait une présence. "Ne pas l'avoir à mes côtés, ne pas pouvoir parler avec lui... On était très unis, je l'aimais beaucoup et il m'aimait beaucoup... Il était très attachant." 

Don Juan et son fils Juan Carlos -derrière lui- aux funérailles d'Alfonso, le 2 avril 1956.  Hulton Archive/Getty Images

Au fil des heures, Laurence Debray trouve en face d'elle un homme beaucoup plus sensible que ce qu'elle avait imaginé. "Je pensais qu'un homme d'État, après 40 ans au pouvoir et tout ce qu'il avait vécu, était un homme blasé. C'est tout le contraire. Et la moindre marque d'affection le touche. Je lui ai apporté des dessins que ma fille,  Roxanne, 7 ans, avait faits pour lui. Il était ravi et il m'a dédicacé une belle photo à son intention. D'ailleurs, il est très détaché du pouvoir, au contraire des hommes politiques. Ce n'est pas un homme de pouvoir. C'est par amour de l'Espagne qu'il a fait tout ça."

Franco ne lui avait demandé qu'une chose, préserver à tout prix l'unité de l'Espagne 

Au nombre des révélations, le film de Laurence Debray et Miguel Courtois apporte une lumière inédite sur les relations qu'entretenait Juan Carlos avec Franco. Cela commence par leur première entrevue. Celle du maître tout puissant de l'Espagne avec un petit prince de 10 ans, son otage volontaire. 

"Comme je n'étais qu'un enfant, je me suis laissé distraire par ce qu'il y avait autour de moi. Et je me souviens avoir repéré une souris qui se promenait, comme ça, dans le bureau de Franco, et que j'ai suivie des yeux. Jusqu'à ce que le général me dise: "Mais qu'est-ce que vous regardez?" Et moi, je lui ai répondu: "Mais mon général, il y a une souris, il y a une souris là"... "

Le général Franco et Juan Carlos, que le dictateur a nommé comme son successeur lors du défilé de la Victoire, le 25 mai 1975. Bettmann/Getty Images 

Puis, tandis que défilent des images qui montrent Franco et celui qu'il n'a pas encore désigné comme son successeur dans un moment de détente, sur le bateau du Caudillo: "C'était une personne qui parlait très peu. Mais avec moi il parlait, et il riait, et on commentait des choses... En revanche, avec le reste des gens, non, il parlait très peu, il était même hermétique... Pourquoi Franco a mis autant de temps à me nommer, c'est la question à un million, je n'en sais rien, franchement je n'en sais rien."

"La veille de sa mort, Franco m'a pris la main dans sa chambre, et il m'a dit: "Altesse, la seule chose que je vous demande c'est que vous préserviez l'unité de l'Espagne." Et ça, si on y pense, ça veut dire beaucoup de choses. Il ne m'a pas dit: "faites ceci, ne faites pas ça", non, non, l'unité de l'Espagne. C'est tout." Laurence Debray pose une question au roi, qui n'apparaît pas dans le documentaire. On dit que Franco le considérait comme le fils qu'il n'avait pas eu. "On l'a dit." Un silence. "Peut-être était-ce vrai." 

Pudique, le roi ne se met jamais en avant

Voici maintenant les images de l'intronisation. Juan Carlos parle, comme pour lui-même. "C'était un poids énorme que j'avais sur les épaules, aussi bien vis-à-vis du passé que de l'avenir. En un sens, j'étais un inconnu, le peuple espagnol ne savait pas à quoi s'en tenir à mon sujet." 

Les événements s'égrènent sur l'écran de la télévision du roi, l'incroyable transition démocratique, le coup d'état de Tejero... entrecoupés des témoignages de ses anciens vice-Premiers ministres socialistes, de l'ami Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, de sa chère sœur, l'infante Pilar, de son fils, Felipe. 

Juan Carlos le jour de son intronisation comme roi d'Espagne, le 22 novembre 1975. Gianni Ferrari/Cover/Getty Images

Le roi actuel, en effet, a lui aussi accepté de faire quelques confidences au sujet de son père: "Il ne nous a jamais donné de leçon. Il a essayé de nous orienter. Parfois, lorsque j'avais des doutes, je lui demandais, mais il me répondait, "non, avance toi-même, essaie de résoudre le problème, fais ton chemin"." 

"C'est extraordinaire, se souvient Laurence Debray, le roi ne se met jamais en avant, il dit: "J'ai le don d'être bien entouré", en fait il est d'une grande pudeur, d'une profonde humilité. À un moment donné, je lui ai rappelé que nous faisions quand même un film sur lui." 

Laurence a un grand regret, avoir dû couper...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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