"Peindre la nuit, en lumière artificielle, c’est garder la maîtrise de sa palette. Et puis la vie nocturne m’a toujours semblé plus drôle, plus dense, plus épaisse. J’aime le noir, l’obscurité. Il a fallu attendre la Renaissance espagnole pour que le noir arrive en peinture comme couleur assumée. Pour servir la lumière justement, les contrastes. Une sacrée belle matière !" Benjamin Vorms le revendique.
Passé la porte d’entrée, le ton, sombre, est donné. Des plinthes aux frises des plafonds. Seules les nuances miel du plancher de chêne au point de Hongrie ont échappé à la monochromie du lieu. Un appartement haussmannien classique de l’Est parisien, détourné avec succès de son affectation "bourgeoise", et qui baigne, dès les derniers feux du crépuscule, dans une ambiance mordorée.

Jamais titrées ni encadrées, les oeuvres du jeune peintre se fondent sur ces murs, les habitent et s’y animent. L’effet est saisissant. Une grande force s’en dégage et la tête de mort du salon, au relief en trompe l’oeil, semble bien prête à bondir de sa toile pour aller engloutir, sur la console en contrebas, la petite dame en bronze du jeu d’échecs de Nicolas Alquin, le fils d’Alechinsky. Il y a beaucoup d’os et de têtes de mort dans la peinture de Benjamin : "J’aime les crânes, comme tout le monde. Mais plutôt que vanités, je préfère appeler ça des humilités. Nous sommes tous égaux à ce stade. C’est le seul portrait authentique et intemporel, la part la plus durable de l’humain..."

Partout dans l’appartement, des sièges et des points de lumière, pour lire confortablement. La chaise longue rouge Le Corbusier, la banquette Christian Liaigre garnie de coussins, le fauteuil Eames et son pouf : "Il a une histoire, mon père l’a offert à ma mère pour se reposer de ma naissance." La bibliothèque est petite, mais riche de centaines de titres. Beaucoup de romans américains, Jonathan Littell, James Ellroy, Siri Hustvedt, son mari Paul Auster, et des livres d’art sur les maîtres anciens, Vélasquez, Caravage, Léonard de Vinci... "C’est quand même bien pratique d’avoir ces bouquins sous la main. Quand tu as un problème d’anatomie, ces mecs-là t’offrent la solution..."

Et puis il y a les mains, partout présentes, en sculpture, en photo, et souvent dans son oeuvre. Encore un lien familial. Les plus surprenantes, exposées dans une niche, sont les prothèses d’une gueule cassée de la Grande Guerre, trouvées dans la cave après la disparition de son père, Didier Vorms, grand spécialiste de rééducation de la préhension. Anne, la mère de Benjamin, les a fait monter sur des supports en bronze.
"Le chic épuré, c’est la madre !" Et la patte maternelle marque toute cette décoration. De la table Le Corbusier associée aux colonnes 1930, sommées de vases gemmés de Nancy – berceau de la famille – à l’impressionnant luminaire composé d’une cinquantaine d’ampoules, créé à sa demande par son mari, pour l’appartement de la rue de Bellechasse où Benjamin et sa petite soeur Lola ont grandi.

Pas de peintures dans la chambre à coucher, en revanche, mais une roue ancienne trouvée aux Puces, "aucune idée de ce à quoi elle a pu servir !", sur- montée d’une lithographie d’Eduardo Arroyo : "J’appelle ça Les Trois Brigands, une BD de mon enfance, de Tomi Ungerer." Il y a aussi un dessin d’homme à cheval, mine de plomb rehaussée de blanc, de Claude Weisbuch, et un secrétaire d’enfant, peu en rapport avec la carrure de déménageur de l’artiste. Toiles et crânes retrouvent droit de cité dans l’atelier voisin. Benjamin Vorms "est passé", comme il dit rieur, par les Beaux-Arts de Rouen "où j’ai compris que je pouvais me mettre à la peinture, le dessin en mieux, et en plus facile. On peut se rattraper !"

Depuis trois-quatre ans, il travaille le sfumato. "Ma technique, c’est de me servir d’un pinceau à poils très durs, un peu comme d’une brosse à dents. C’est du pointillisme revisité. Les contours sont flous, sans frontière entre les couleurs. Dans toute l’histoire de l’art, pour ce que j’en connais, il n’y a que de Vinci et Richter qui touchent leur bille. J’aimerais bien être le troisième." Sur le trépied, même s’il s’en défend, son dernier crâne prouve à quel point il est doué.
"Terminer une toile ? Je ne sais pas comment on fait. Il faut de l’humilité pour pratiquer la peinture et une sacrée dose d’autosatisfaction pour décider qu’une oeuvre est achevée. Une fois de temps en temps, je suis content d’un centimètre carré. Et c’est déjà pas mal." Elle rend bien, pourtant, sa "succession d’études" sur les murs noirs de l’appartement. Son monde clair-obscur – il vénère Caravage –, confortable, rassurant. Bien à son image. Cultivé et drôle. Élégant.
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