En ce petit matin écrasé de soleil, les cuisines fleurent bon la Côte d’Azur. Aux fourneaux, Marcelle s’active pour confectionner sa pissaladière qu’elle proposera aux visiteurs de la Fondation Hartung Bergman dont les portes rouvrent après deux ans de travaux.

Ce délicieux plat régional, elle le confectionnait déjà en 1973 lorsqu’elle est entrée au service d’un couple d’artistes qui avait posé ses chevalets sur les hauteurs d’Antibes. "C’étaient des gens simples, se souvient-elle avec émotion. Ils appréciaient les plats traditionnels français comme la tête de veau sauce gribiche ou encore le pot-au-feu…"
"Je la vois comme une maison-utopie, une géographie magique"
Lui, c’est Hans Hartung (1904- 1989), natif de Leipzig, légionnaire pour la France libre ayant perdu sa jambe droite au combat et, bien sûr, l’un des pères de l’art abstrait. Elle, c’est Anna-Eva Bergman (1909-1987), Norvégienne à l’esprit farouche, collectionneuse de pierres, illustratrice et expérimentatrice d’œuvres dorées. Deux âmes de feu qui se sépareront en 1938 pour mieux se retrouver en 1952…

Sur le chemin du Valbosquet, au cœur d’une vaste oliveraie en pente douce, ces deux exilés vont tenter de recréer un monde perdu, celui de leur jeunesse, certes amoureuse, mais bien miséreuse, à Fornells, sur l’île de Minorque. Dans les années 1930, le couple y avait découvert une architecture vernaculaire méditerranéenne influencée par la domus romaine. Simplicité des volumes, succession de cubes, blancheur des façades, jeu avec les éléments et course solaire.

À Antibes, quatre décennies plus tard, leur projet de villa-ateliers vaut bien tous les châteaux en Espagne. "Je la vois comme une maison-utopie, une géographie magique, confie Thomas Schlesser, directeur de la fondation depuis 2014. Une revanche sur une période où ils étaient pauvres comme Job, souvent malades, vivant dans des conditions d’insalubrité extrême, et même suspectés, aux Baléares, d’être des espions par le gouverneur de l’île, un certain Franco !"

Commencés en 1968, les travaux, qui s’achèvent en 1972, sont menés par Mario Jossa, connu pour avoir dirigé le bureau parisien de Marcel Breuer. Cependant, l’architecte romain suit les indications des plans basés sur le nombre d’or dessinés par Hartung. "La construction, déclare ce dernier, fut pour nous une longue patience, parfois une épreuve de force. Mais j’ai tenu bon et elle est enfin telle que nous la rêvions. J’en suis fier."
La fondation souhaite s'ouvrir à un public plus large
Deux espaces. Deux atmosphères. Et un sas végétal sacré entre lieux de vie et de travail — ce "champ des oliviers" que l’on ne doit pas dénaturer. Conscience écologique avant l’heure ! La maison, d’abord, est posée de plain-pied, telle une villa antique. Son patio immaculé doit sa fraîcheur à une piscine, dans la plus pure tradition de la French Riviera. Et ses larges passages pour permettre la circulation des chiens du couple, comme celle du peintre invalide. Les chambres sont sobres, pour ne pas dire monacales. "Hans Hartung n’adorait pas le confort bourgeois. Peut-être son côté protestant…", précise Thomas Schlesser.

En contrebas de la propriété, les ateliers sont séparés. À chacun son territoire d’expérimentations. À chacun sa vue panoramique, à travers de grandes fenêtres, sur un paysage de deux cents oliviers aux formes torturées, stigmates des siècles passés sous les vents marins. Là, dans son hémisphère de tachisme et d’abstraction flamboyante, Hartung donne libre cours à son génie. Thomas Schlesser a tenu à laisser l’atelier tel qu’il était à la mort de l’artiste. Les Variations Goldberg de Bach par Weissenberg fuguent d’un radio-cassette Space Ball Weltron de 1970.

Dans cette ambiance de "piété cosmique", Hartung semble, il y a peu encore, peindre à l’acrylique ou au vinylique, griffer la matière, utiliser des fourchettes à miel ou des pinceaux géants de sa fabrication. Quand, avec l’âge, sa force commence à décliner, l’artiste, très système D, installe un baquet de voiture sur son fauteuil roulant, travaille à l’aide d’une tyrolienne, s’empare de pistolets airless et de sulfateuses de jardin.


Si la fondation, qui a investi sur ses deniers propres près de 2 millions d’euros dans ces travaux, demeure un formidable centre de recherche pour historiens et critiques, elle souhaite aussi ouvrir son prisme à un plus large public : à travers des expositions*, la mise en valeur de l’incroyable fonds photographique d’Hartung et également en donnant une place plus importante à Bergman — l’une des missions du directeur de la fondation —, "dont l’œuvre a été par trop éclipsée par celle de son époux".

Et comment, dans son sillage de conteur passionné, "ne pas être emporté par les barques en argent, les grandes vallées et scènes de pluie d’Anna-Eva" ? Comment, à notre tour, ne pas être saisis dans une perpétuelle oscillation, entre les souvenirs de lointains fjords du comté de Finnmark aux " lumières extatiques " et le fracas des vagues sur les rochers de la grande bleue ?
*Les archives de la création, jusqu’au 30 septembre 2022.
www.fondationhartungbergman.fr
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