Elsa Schiaparelli au musée des Arts décoratifs de Paris : "Vous avez dit shocking ?"

Le musée des Arts décoratifs de Paris consacre une exposition événement à Elsa Schiaparelli* et à ses relations avec les artistes surréalistes. Plus de 500 pièces rendent hommage à son extraordinaire inventivité. Une Italienne, qui fut la plus française des créatrices de mode de l’entre-deux-guerres, entre équilibre et harmonie des lignes et folie narrative des motifs décoratifs, des accessoires, des bijoux… 

Par Joëlle Chevé - 01 juillet 2022, 06h39

 La créatrice Elsa Schiaparelli en 1937.
La créatrice Elsa Schiaparelli en 1937. © Atelier Dorvyne/ullstein bild via Getty Images

Elle naît en 1890 au palais Corsini à Rome. Sa mère, la marquise Maria de Dominicis, descend des Médicis. Quant à son père, grand érudit, spécialiste du monde arabe médiéval, il est conservateur de la bibliothèque du palais Corsini, où résidèrent la reine Christine de Suède et Joseph Bonaparte. Sa famille paternelle compte deux autres savants réputés : l’un, astronome, pour ses observations pionnières de la planète Mars, et l’autre, égyptologue, pour la découverte du tombeau de la reine Néfertari. 

Un imaginaire surréaliste

Renaissance italienne, fantasmes d’Orient, rêves cosmiques… La vie et l’œuvre d’Elsa Schiaparelli refléteront cette tension originelle entre histoire plurimillénaire et visions d’un autre monde. Une enfance dorée, certes, mais un peu austère. Et déjà l’obsession du miroir, où elle se voit laide au point de s’enfoncer des graines dans la gorge, le nez et les oreilles pour se transformer en fleur ! Le thème de la métamorphose, cher aux surréalistes, est déjà très présent dans son imaginaire, et ce n’est pas un hasard si, plus tard, l’un de ses motifs décoratifs favoris sera le papillon. Première métamorphose : elle écrit des poèmes érotiques, ce qui lui vaut un séjour au couvent dont elle se libère en faisant la grève de la faim. 

La créatrice Elsa Schiaparelli en 1936.
La créatrice Elsa Schiaparelli en 1936. © Sasha/Hulton Archive/Getty Images

Deuxième métamorphose : au tout début des années 1910, elle fuit à Londres où elle épouse le comte Guillaume de Wendt de Kerlor, spécialiste de parapsychologie, chiromancie, astrologie, spiritisme et autres disciplines occultes, qui multiplie conférences et publications. Hypnotisée par ce play-boy qui satisfait sa quête de mondes parallèles, elle le suit aux États-Unis après son expulsion pour pratique illégale de la voyance. Leur fille Maria-Luisa, dite Gogo, sera le grand amour de sa vie. 

Mais Guillaume la trompe avec la danseuse Isadora Duncan, adepte enthousiaste de ses théories fumeuses. Elsa divorce, vivote en chinant des antiquités, et prend pour amant un chanteur d’opéra, Mario Laurenti, qui décède en 1922. À Greenwich Village, la femme du peintre dadaïste Francis Picabia lui présente Marcel Duchamp et Man Ray avec lesquels elle partage le même imaginaire. C’est à Paris toutefois que se noue son destin lorsqu’elle rencontre Paul Poiret. Il est alors au sommet de sa carrière et habille les femmes du Tout-Paris de ses robes fluides et pantalons à l’orientale, le tout porté sans corset. Il devient son mentor. 

Schiaparelli, créatrice de mode 

Le temps est venu de sa troisième métamorphose. Schiaparelli ne sait ni coudre ni dessiner et drape les étoffes directement sur les mannequins. En 1927, son premier essai est un coup de génie. Elle crée une collection de sweaters en laine chinée, tricotés à la main au point arménien et ornés de nœuds ou de lavallières en trompe-l’œil. Le succès est immédiat et international ! 

Dans sa première boutique, rue de la Paix, elle crée des vêtements de sport pour femmes délurées, fantaisistes, qui ont l’audace de se différencier. Têtes de mort, tatouages ou serpents, du noir et blanc, du rose shocking, sa couleur fétiche, des jupes-culottes, des bérets, des tenues d’aviatrice, des textiles nouveaux, des zips, de la maille, du tweed pour le soir… La mode de l’après-guerre est à la simplicité. Elle y ajoute la fantaisie, la désinvolture, le détail qui tue. 

Chapeau curieux en forme de chaussure et veste avec une applique en forme de lèvre, créés par Elsa Schiaparelli en 1937.
Chapeau curieux en forme de chaussure et veste avec une applique en forme de lèvre, créés par Elsa Schiaparelli en 1937. © ullstein bild via Getty Images

Plusieurs femmes sont alors aux commandes de la haute couture : Jeanne Lanvin, Jeanne Paquin, Madeleine Vionnet, Jenny Sacerdote et surtout Coco Chanel, qui voit arriver d’un œil un peu méprisant cette Italienne qui ne fait pas encore de robes mais dont les créations, faciles à copier, se vendent aux Galeries Lafayette et font un tabac aux États-Unis. En 1929, Elsa lance son premier parfum "S". En 1934, Time Magazine lui consacre sa couverture – une première pour une femme designer – et la décrit comme "l’un des arbitres de la haute couture ultramoderne". Il est temps de passer à la vitesse supérieure. 

La fameuse  robe homard d'Elsa Schiaparelli. Dalí a dessiné pour elle, pour la collection été 1937, le crustacé ornant cette merveille en organdi blanc.
La fameuse  robe homard d'Elsa Schiaparelli. Dalí a dessiné pour elle, pour la collection été 1937, le crustacé ornant cette merveille en organdi blanc. © Philadelphia Museum of Art

En 1935, "Schiap" ouvre sa maison, au 21, place Vendôme, dans un hôtel particulier de 98 pièces qu’occupait à la Belle Époque une autre grande dame de la haute couture, Louise Chéruit. Elle y installe ses ateliers – plus de 400 employés – et sa boutique, conçue par le célèbre architecte d’intérieur Jean-Michel Frank et le sculpteur Giacometti. Cocteau, Dalí, Man Ray, Leonor Fini, Christian Bérard, Picasso ou Elsa Triolet, tous sont ses amis et ses collaborateurs, mais non ses inspirateurs pas plus qu’elle n’est leur muse. 

Schiaparelli se veut une artiste à part entière dont chaque collection reflète une vision du monde, passé ou futur. Sa première collection, "Stop, Look and Listen", est un véritable manifeste pour la liberté. Franck a installé au milieu de la boutique une cage à oiseaux, symbole de l’envol du corps et de l’esprit dont elle se veut la messagère. Tout l’oppose à Chanel, leurs origines, leur conception du métier, le minimalisme de l’une, l’excentricité de l’autre, mais chez les deux la même soif d’indépendance et de reconnaissance. 

Robe du soir en soie créée par Elsa Schiaparelli en 1939.
Robe du soir en soie d'Elsa Schiaparelli de la collection été 1939. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Elsa trouve ennuyeux de "vendre des robes", mais elle multiplie les voyages et les interviews, et elle étend son empire à tous les domaines de la mode, lingerie, bijoux, lunettes et parfums. Le plus fameux, Shocking, créé en 1937, est présenté dans un flacon inspiré des formes généreuses de l’actrice Mae West. Quant à Snuff, pour homme, son flacon est un clin d’œil à la fameuse pipe de Magritte. Le détournement des objets devient ainsi sa marque de fabrique, tels le collier Aspirine conçu avec Elsa Triolet, ou le chapeau en forme d’escarpin et le poudrier cadran de téléphone, créés avec Dalí. 

Flacon de parfum Shocking, sorti en 1937.
Flacon de parfum Shocking, sorti en 1937. © Archives Schiaparelli © Adagp

Chacune de ses collections est un événement autour de quelques pièces phares : robe du soir décorée d’un très suggestif homard pourpre, portée par Wallis Simpson, future duchesse de Windsor ; tailleur aux poches tiroirs, robe squelette, gants aux ongles rouges, chapeau côtelette d’agneau, boutons-bijoux énormes, ou encore la fabuleuse cape Phoebus brodée par les ateliers Lesage pour la collection Astrologique. 

 

Présentation de la nouvelle collection d'Elsa Schiaparelli, 24 février 1951, à Paris.
Présentation de la nouvelle collection d'Elsa Schiaparelli, 24 février 1951, à Paris. © Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images

Dans son magnifique hôtel de la rue de Berry qu’occupait la princesse Mathilde, Elsa reçoit le Tout Paris aristocratique, donne des fêtes et des bals costumés mémorables et habille aussi bien Anna de Noailles ou la marquise de Polignac que Marlene Dietrich, Greta Garbo, Arletty ou Zsa Zsa Gábor, des comtesses italiennes, des ladies ou des milliardaires sud-américaines. Mais alors que Chanel, après-guerre, entame une deuxième carrière et que Christian Dior lance le New Look, Schiaparelli ferme boutique en 1954. Trop kitch, trop théâtrale, trop excentrique… 

Le poudrier en forme de cadran de téléphone.
Le poudrier en forme de cadran de téléphone. © Archives Schiaparelli © Salvador Dalí

Elle écrit ses mémoires, Shocking Life, et songe à sa gloire posthume en léguant notamment une partie de ses collections de vêtements et de dessins au futur musée des Arts décoratifs....

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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