Avant même de penser à June, c’est Anaïs Nin qui intéressait Emmanuelle de Boysson : "J’avais lu son journal 'interdit', à l’âge de 20 ans." Et quand Jean Chalon lui a suggéré une nouvelle biographie de femme libre, après Je ne vis que pour toi, son livre sur Natalie Barney, l’auteure et présidente cofondatrice du prix de la Closerie des Lilas s’est documentée sur Anaïs Nin, sur Henry Miller son amant, et June, l’épouse de ce dernier, jusqu’à comprendre qu’elle était l’angle mort de ce triangle amoureux. La moins connue, parce que la plus secrète, mais pas la moins intéressante… Comme le révèle ce June*, entre enquête et roman – "il fallait bien combler les blancs" –, des bas-fonds du New York de la prohibition au Paris littéraire des années 1930.
Sans June, Henry Miller, l’auteur, aurait-il existé ?
Il ne serait probablement jamais devenu écrivain. Il le dit d’ailleurs. Fils d’un modeste tailleur, il est directeur du personnel de la compagnie Western Union, à Brooklyn. C’est un grand lecteur, passionné de littérature, et il écrit de petites nouvelles, griffonne des textes, un petit livre sur les télégraphes aussi, mais pas plus. Il a le désir, sans savoir comment y arriver. Quand il rencontre June, en 1923, c’est un doux rêveur. Et elle croit en lui, dès leur rencontre.
D’où lui vient cette certitude du génie de Henry ?
L’intuition. Dans les lettres qu’il lui adresse, elle reconnaît le talent. Elle a la conviction qu’il doit écrire, jusqu’à l’obsession. Et elle va se sacrifier pour cela. C’est une jeune femme extrêmement intelligente, déterminée. Comme Anaïs, June a le fantasme de l’écrivain maudit. Le mythe de la muse, être la source d’un grand talent. Et toutes deux sont à l’origine de la carrière de Henry Miller.

Qu’est-ce qui bloque l’écrivain ?
Il vient d’un milieu où l’on ne s’autorise pas cette ambition. Son père voulait qu’il prenne sa suite, et sa mère le méprise. Peut-être aussi se fait-il une trop haute idée de la littérature. Il admire Dostoïevski, il n’ose pas. Et il est un peu paresseux, jouisseur. C’est, comme le dit Anaïs Nin : "Un homme que la vie rend ivre." Tous ses livres, longtemps interdits aux États-Unis, parlent du plaisir. Avec le puritanisme ambiant, il est alors considéré comme sulfureux. On s’aperçoit aujourd’hui que ça ne va pourtant pas très loin.
Où Henry et June se rencontrent-ils ?
À l’Amarillo, une salle de Broadway où June est taxi-danseuse. La première fois qu’il la voit, il est subjugué. Les traits très purs, cheveux relevés, elle est très belle dans un tailleur en velours bleu. Elle vient vers lui, un instant mythique. Et puis elle se dérobe. Il la cherche, la retrouve, jusqu’à cette rencontre explosive et sensuelle, à l’arrière d’un taxi, un vrai film… Elle est fantasque, menteuse, romanesque. C’est une conteuse née, elle invente des histoires sans arrêt. Tout devient roman avec elle.
Pour elle, Miller va abandonner femme et enfant…
Béatrice, et leur fille Barbara, que Miller quitte sans vraiment les quitter. Même quand il est avec June, parfois il retourne les voir… June est jalouse de l’épouse, mais elle l’encourage à s’occuper de sa fille. Pourquoi n’a-t-elle pas eu d’enfant elle-même, c’est un mystère. Anaïs Nin, en revanche, va avorter. Le récit qu’elle en fait est l’un des passages les plus insoutenables de son journal. Mais elle ne sait pas vraiment de qui est l’enfant, de son mari, de Henry, ou d’autres amants…

June cache ses origines, pourquoi ?
Elle est née en Roumanie, dans une famille juive, l’antisémitisme est terrible à vivre dans les années 1920. Elle aime beaucoup son père, qui est infirme, mais refuse de reconnaître sa mère, dure et alcoolique. Elle va jusqu’à prétendre que c’est une voisine, ou sa tante. Elle raconte qu’elle est née en Bohême, c’est beaucoup plus romanesque. Comme elle se rêve actrice… Elle a bien fait un peu de théâtre, mais sans lendemain. Henry va mener son enquête et découvrir la vérité. June a fait une fugue, à 16 ans, elle a subi un viol. Depuis, elle revient ponctuellement à la maison, soutenir les siens. Ses trois frères ne font pas grand-chose. Alors elle multiplie les petits boulots pour les faire vivre, payer les dettes. Cela durera des années. Elle est extrêmement généreuse.
Henry et June tirent pourtant le diable par la queue…
Très vite, ils vont vivre ensemble, et ils se marient. C’est important pour elle de devenir Madame Miller. Ils déménagent sans arrêt, de chambres de bonne en logis infâmes, parfois hébergés chez un ami. Ils appellent l’un de leur sous-sol "Blattes Palace". Sept ans de misère. Ils vendent de la lingerie, des bonbons, des gravures dessinées par Henry, il a un réel talent. Ils créent même un bar clandestin, en pleine prohibition. Quand c’est trop difficile, elle retourne au dancing…
"June est solide", dit Miller. Est-il égoïste ?
Clairement. Elle travaille dans les cabarets comme entraîneuse, et parfois elle a recours à des protecteurs. Il sait d’où vient l’argent, mais il n’en parle pas. Ce n’est pas un proxénète, il ne l’encourage pas, mais il se satisfait de cet accord. Et puis c’est elle qui a décidé qu’il devait s’arrêter de travailler pour se consacrer à l’écriture. Elle assume.

Quand Jane Kronski, la sculptrice, débarque dans leur vie, devient-il jaloux ?
Son prénom est Jean, en fait. C’est une femme plutôt sympathique. Ils vivent alors dans un loft peinturluré, avec des fresques partout. Une ambiance punk. Les filles fument du haschisch, flirtent un peu, mais ça ne va pas très loin. June n’est pas une femme à femmes, elle a juste besoin d’une confidente. Mais Henry ne comprend pas ce qui se passe. Jane l’agace. Elle a fabriqué une marionnette à son effigie et les filles se moquent de lui. Elles font une fugue à Paris, et finalement, comme elles n’ont pas d’argent, c’est Henry qui paye le voyage. Elles découvrent Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés où elles croisent Hemingway. Mais ça se passe très mal finalement. June a suivi un Autrichien à Vienne, où elle a vécu enfant. Quand elle revient à Paris, Jane a disparu, elle dit qu’elle est partie en Afrique. June apprendra plus tard qu’elle s’est suicidée.
Elle retrouve Henry à son retour à New York ?
Oui et elle lui raconte tout, elle est emballée par Paris. C’est le récit de June qui va donner à Henry le désir de découvrir la France. En 1929, au moment où la Bourse s’effondre, ils font leur premier voyage. Un mois à Paris, à l’hôtel rue Bonaparte, il peint et il écrit tout. Cela donnera ses carnets parisiens Printemps noir. Puis ils vont découvrir l’Autriche, la Roumanie, l’Allemagne. Ils rentrent sans un rond, en pleine crise. Elle le pousse à repartir pour Paris, ce qu’il fait en 1930.
De quoi vit-il ?
Il écrit quelques articles et il attend l’argent que June lui envoie en traveller’s cheque, à l’American Express. Il change douze fois d’hôtel jusqu’à ce qu’un ami avocat, Richard Osborne, lui propose de s’installer chez lui. C’est Osborne qui lui présente Anaïs Nin.

C’est la fin de leur histoire ?
Au premier...
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