Vous avez souvent traité de sujets plutôt confidentiels, comme les acteurs espions à Hollywood, pourquoi cet intérêt pour une star telle que Rita Hayworth?
Clara Kuperberg: Pour aller voir derrière la légende. Plus que tout autre, le cinéma américain, à son âge d’or, est un outil de propagande et reflète la société. Nous rattachons ici Rita Hayworth à la façon dont le système patriarcal exerçait sa puissance sur les actrices.
Julia Kupenberg: Son premier nom était Margarita Carmen Cansino, nous avons voulu lui rendre la parole.
Qui était Margarita ?
J.K.: Elle est née dans un milieu modeste en 1918. Danseur connu, son père dirigeait un groupe, les Dancing Cansinos, avec sa sœur. Quand ils se séparent, il la remplace par Margarita, qui a 12 ans et a commencé très tôt les castagnettes et le flamenco. Dès lors, elle répète sans relâche des duos avec son père et se produit dans les nightclubs de la côte, d’Hollywood au Mexique. C’est à Tijuana qu’elle se fait repérer par un agent de la Fox. Sous son nom, elle joue la fille exotique dans plusieurs films.

Comment naît Rita Hayworth?
J.K.: Edward Judson, un businessman, lui propose de s’occuper de sa carrière. Saisissant l’occasion de quitter son père, elle l’épouse en 1937, malgré leurs vingt ans d’écart. Il entreprend alors de la façonner en fonction des fantasmes masculins de l’époque. Hispanique, Margarita avait les cheveux très noirs et implantés bas, un physique impossible dans une Amérique puritaine et WASP. Ses origines sont donc gommées. Des séances d’électrolyses redessinent cette implantation, sa chevelure est éclaircie, des molaires lui sont arrachées pour creuser ses joues, on lui fait perdre 10 kilos… Enfin, on troque son nom pour celui de sa mère, Hayworth. Judson a été l’artisan de cette transformation avec Harry Cohn, le patron de la Columbia.
Comment est-elle devenue la Love Goddess, la "déesse de l’amour"?
J. K.: Chaque actrice avait une étiquette: Bette Davis, l’intello un peu revêche, Marilyn, la blonde idiote, Betty Grable la pinup… Manquait une femme fatale mais pas méchante, une déesse de l’amour. Là réside l’ambiguïté de Rita Hayworth, qui combine les deux aspects. Elle a été très sexualisée d’emblée, dès ses premiers films et même avant, lors des danses sensuelles qu’elle exécutait à 13 ans avec son père. Harry Cohn décide de la transformer en Love Goddess. En 1941, il la fait poser en déshabillé à genoux sur son lit. Parue dans Life, cette photo très osée la propulse au rang d’icône.
C. K. : À l’époque, la photographie était le seul moyen de faire vendre films et starlettes. Tous les acteurs devaient se plier à cette promotion. Orson Welles a déclaré qu’il avait voulu épouser Rita rien qu’en voyant cette photo très suggestive.

Et il l’a fait! Le réalisateur de Citizen Kane a-t-il été une sorte de professeur pour elle?
J.K.: La seule chose qu’elle ait dite sur lui est qu’elle n’en pouvait plus de son génie, qui avait pourtant dû l’attirer au départ. Transformée d’emblée en objet sexuel, Rita n’a jamais été considérée pour son cerveau. La légitimité intellectuelle que lui a offerte Orson Welles a certainement été importante. Mais vivre à ses côtés ne devait pas être facile, d’autant qu’il s’est lancé en politique pendant leur court mariage. Il l’a négligée, tout comme leur fille, Rebecca. Ambitieux et carriériste, il ne partageait pas ses désirs de bonheur simple.
LIRE AUSSI >> Olivia de Havilland et Joan Fontaine, rivalité hollywoodienne
La figure de Gilda marque-t-elle l’apothéose de "la déesse de l’amour", en 1946 ?
J. K.: La scène la plus connue du film de Charles Vidor, où Gilda chante Put the blame on Mame, est la métaphore d’un strip-tease que finit par stopper Glenn Ford car elle électrise tous les hommes dans la salle. Mais elle ne le fait que pour retrouver son amour. À cette époque, une femme qui dévoilait ainsi sa sexualité était forcément punie. Gilda, elle, s’en tire. Raison pour laquelle le film a cartonné. Elle aguichait les hommes mais ne menaçait pas la ménagère qui pouvait l’aimer et s’identifier à elle.
L’impact de ce film a été stupéfiant…
C.K.: Pendant la guerre, les pin-up étaient peintes sur les bombardiers. C’est sur une bombe elle-même, baptisée Gilda, que Rita l’a été. Bombe sexuelle et atomique! Elle a été horrifiée. On ne lui avait pas demandé son avis, ce qui montre bien que les studios considéraient les actrices comme des produits.
Vous avez retrouvé des photos privées inédites de son mariage avec le prince Ali Khan, le fils de l’Aga Khan III. Comment se sont-ils rencontrés?
C.K.: Des amis les ont présentés à une fête cannoise en 1948 et Ali Khan est tombé d’emblée sous le charme. Cette jeune fille pauvre qui dansait à Tijuana et devient princesse, quelle incarnation du rêve hollywoodien! De ses cinq maris, c’est celui qu’elle a le plus aimé. Elle y a vraiment cru.
Pourquoi cela n’a-t-il pas duré?
J.K.: Elle se sentait mal à l’aise dans son milieu élitiste et mondain. La femme de chambre du prince raconte qu’elle avait un complexe d’infériorité et se trouvait idiote, malgré les cours de géopolitique qu’elle prenait. Et elle ne supportait pas, surtout, l’infidélité. Comme Orson Welles, Ali Khan était volage. Elle est partie, tout en lui conservant une grande tendresse et sans lui demander de pension alimentaire.

Une attitude indépendante très moderne pour l’époque, non?
C.K. : La façon dont elle s’est battue pour rebondir et repartir travailler dans cet environnement qu’elle n’aimait pas est assez méconnue. De retour à Hollywood, elle a créé sa propre société de production, Beckworth, fait plusieurs films indépendants qui n’ont pas marché. Puis elle a commencé à oublier ses répliques, à ne plus venir sur les plateaux. On l’a considérée comme une diva alors qu’elle était juste malade. Elle s’est réfugiée dans l’alcool et ça a été la descente aux enfers.
Si elle ne parlait pas de ses ex-maris, Orson Welles pour sa part s’est montré moins discret…
J.K. : À la fin de sa vie, il a dit qu’elle avait été violée par son père. Par cette affirmation, il a tué Rita Hayworth car, depuis, cet élément revient sans cesse pour justifier, à l’aide de psychanalyses de pacotille, ses choix de films ou de partenaires. Si elle le lui a vraiment révélé, c’était en confidence sur l’oreiller. Elle-même ne l’a jamais évoqué. Il était important pour nous de rectifier ce point.
Votre documentaire s’achève sur cette demande faite à un journaliste: "Quoique vous écriviez sur moi, n’en faites rien de triste." Une allusion à ce viol éventuel?
C.K.: Peut-être, mais ses mariages aussi ont été des échecs. Et puis il y a le drame d’Alzheimer, dont elle souffre déjà à l’époque. Rita Hayworth a été la première à voir son nom associé à cette maladie. Sa fille, Yasmin Khan, a créé une fondation dédiée à cette cause. En haut, Rita Hayworth avec Orson Welles, puis, en dessous, avec le prince...
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.