En avril 1910, Belle Da Costa Greene est l’une des femmes les plus célèbres d’Amérique. Experte en manuscrits, incunables et livres anciens, elle l’a emporté sur ses concurrents masculins lors de la vente de la mirifique collection du bibliophile Robert Hoe, en décrochant pour 50.000 dollars la première édition anglaise d’un roman arthurien imprimé en 1485.
Une ovation salue ce record absolu qui lui vaut la gloire et la reconnaissance plus que généreuse de son commanditaire et patron, le magnat de la banque, de l’acier et du pétrole, John Pierpont Morgan. N’at-elle pas complété par une perle rarissime sa collection, digne de celles du British Museum et de la Bibliothèque nationale de France ?
Belle n’en est pas à son premier coup de maître ! Présentée à Morgan par son neveu Junius, grand érudit qu’elle a rencontré lors de sa formation à l’université de Princeton, elle est devenue en 1905, par sa passion, ses compétences, son énergie, son culot – elle n’hésite pas à frauder le fisc américain lorsqu’elle rapporte des œuvres d’art achetées en Europe –, la conservatrice de ses collections et, plus encore, celle qui les acquiert et dispose pour ce faire de fonds illimités.
La Morgan Library, magnifique bâtiment néo-antique édifié pour abriter les trésors de Morgan, est aussi son quartier général où il traite ses affaires et reçoit les hommes les plus puissants de la planète. C’est là qu’en 1907, il dénoue l’une des plus grosses crises financières du début du siècle et sauve l’économie américaine. Là aussi que Belle le soutient lorsqu’il est accusé d’avoir provoqué le naufrage du Titanic dont il est propriétaire et qu’il aurait assuré, selon la rumeur, pour une somme astronomique.
Proche collaboratrice de l'homme le plus riche des États-Unis
Secrétaire, factotum, confidente, Belle est tout cela... et bien plus encore ! Non pas dans le domaine que l’on imagine, même si des ragots l’ont suggéré, tant l’ascension foudroyante de cette petite bibliothécaire, certes fort jolie, laisse à penser. Pendant les six mois de l’année qu’il passe en Europe, elle tient la maison et lui écrit tous les jours, et, les six autres mois, il la veut à ses côtés.
En retour, elle est l’une des femmes les mieux payées d’Amérique, dispose de la loge Morgan au Metropolitan Opera, roule en Pierce-Arrow, dîne au Delmonico’s, laisse tomber le corset et s’habille chez Poiret, et charme tous les hommes par son élégance, son insolence, son mépris des conventions – elle est "la femme à la cigarette" pour le peintre Paul-César Helleu – et par son intelligence.

Belle multiplie les conquêtes, tout en prenant garde de ne créer aucun scandale dans l’entourage de Morgan. Séduite par le grand historien d’art Bernard Berenson, qui forme avec son épouse un couple très libre – en Europe, car aux États-Unis, si tout est permis, rien ne doit se savoir –, elle réussit à échapper quelques mois au Big Chief pour le rejoindre en Italie.
Harmonie totale entre deux êtres raffinés, sensuels, et que lient au plus haut point leur goût du luxe et leur passion pour l’art. Sauf que Belle n’est pas libre en dépit de son célibat. Plane autour d’elle une atmosphère de mystère.
Un parcours fascinant et mystérieux
Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Et quel curieux patronyme Da Costa Greene ! Sa mère et ses sœurs tiennent leur blondeur, dit-elle, d’ancêtres aristocrates hollandais, les Van Vliet, tandis qu’elle-même et son frère Russell ont hérité d’un aïeul portugais leur teint plus mat et leur chevelure sombre. Il faut attendre 1999 pour qu’une historienne, Jean Strouse, biographe de Morgan, découvre la filiation de sa collaboratrice.

Belle, née en Virginie en 1883, est la fille de Richard Greener, petit-fils d’un esclave né en Afrique et d’une mulâtresse. Premier homme de couleur diplômé d’Harvard en 1870, avocat, diplomate, il milite pour les droits de la communauté noire dans laquelle Belle et ses frères et sœurs sont élevés. Jusqu’au divorce de leurs parents en 1898 et la décision de leur mère d’échapper à la ségrégation raciale en se faisant passer pour blanche, ainsi que ses enfants.
Alors se noue le pacte de la fratrie de ne jamais se marier ni avoir d’enfant au cas où, éventualité considérée comme rarissime aujourd’hui, l’un d’entre eux naîtrait noir. Cependant, les deux sœurs de Belle se marient et ont des enfants dont un garçon, Richard, qui a tout d’un Caucasien, et que Belle élève comme son fils.
Tout lui a réussi et elle triomphe lorsque la Morgan Library est ouverte au public en 1924 et que chacun peut accéder aux trésors qu’elle a tant contribué à rassembler. Visites, expositions, conférences, son rêve de transmission s’accomplit et son neveu comble son désir d’enfant interdit. Jusqu’au drame...
Une histoire familiale traversée par la question identitaire des métisses
En 1943, Richard, officier dans l’US Air Force, se suicide. Belle ne recevra jamais la lettre qu’il lui destinait. Une lettre stupéfiante, immonde, glaçante, qu’Alexandra Lapierre a eue entre les mains : celle de la fiancée de Richard lui apprenant que ses parents ont découvert "la chose", qu’elle l’aime quand même et qu’elle l’épousera, mais seulement s’il accepte de se faire castrer ! "Tu en es conscient n’est-ce pas mon chéri ?"

Les mots manquent face à une telle abomination et l’on referme le livre de la vie de Belle en mesurant l’effarante épreuve qu’elle s’est imposée et dont elle n’a pas mesuré les attendus dès lors qu’elle n’était plus la seule concernée. Se penser blanche, devenir blanche. Jamais elle n’a douté de la nécessité de cette transgression, jamais elle ne l’a considérée comme une trahison, car jamais elle n’a douté qu’elle "était" blanche. En revanche, la peur d’être démasquée ne l’a jamais quittée.
Avant sa mort, en 1950, elle brûle tous ses papiers personnels. Mais le passé l’a rattrapée, même si elle est considérée aujourd’hui comme une incarnation de la femme blanche américaine, émancipée, diplômée et indépendante qu’elle a été. Quant à son père, dont les archives ont été retrouvées en 2009, il est statufié sur le campus de l’Université de la Caroline du Sud comme l’un des héros de l’émancipation des Afro-Américains... Ultime ironie de l’histoire : Richard Greener est enregistré comme "Blanc" sur son certificat de décès !
*Belle Greene, d’Alexandra Lapierre, Flammarion, 350 pages, 22,90 euros.
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