Enfant, elle l’avait surnommé la "maison des sorcières". "L’endroit était effrayant, un véritable repoussoir où mes sœurs et moi avions peur de mettre les pieds", se souvient Katherine Brault en s’arrêtant un instant sous le plafond de verre soudain traversé d’un miraculeux soleil, après les torrents de pluie. Dans le raffinement bucolique de cet impeccable salon de thé à l’anglaise, difficile d’imaginer qu’il y a encore cinq ans, les murs entourés d’un vaste jardin abritaient un poussiéreux bric-à-brac où les lampes suédoises bon marché éclairaient pêle-mêle un escalier cassé, une cuisinière d’avant-guerre et un vase offert par l’impératrice Eugénie.
"Tout était intact, jusqu’aux objets du quotidien"
L’impressionnante transformation doit tout à l’énergique nouvelle propriétaire des lieux et ancienne agent d’artistes originaire de Fontainebleau. "Après un long divorce, je cherchais ma prochaine vie", raconte la benjamine d’une fratrie de huit enfants, élevée non loin du château des seigneurs du By où Rosa Bonheur vécut de 1859 à sa mort en 1899. "J’en gardais une image glauque et trouvais ringarde cette histoire de peinture animalière."

Mais lorsqu’on lui suggère d’y retourner, surprise, c’est le coup de foudre. "Tout était intact, jusqu’aux objets du quotidien. Une bouffée de XIXe m’a sauté au visage." Notamment à l’atelier, où se termine la visite, devant le portrait en pied d’une Rosa Bonheur aux cheveux blanc et à l’air doux : "Plongée dans espiègles, je l’ai ce jour-là entendue me lancer : 'Alors tu vois, finalement, tu es revenue !'" Katherine Brault sourit, c’était la première fois qu’un tableau lui parlait.

S’ouvre alors un combat de trois ans, à remuer ciel et terre pour que financiers et institutions acceptent de l’aider à la restauration de la bâtisse d’une peintre mondialement connue au XIXe siècle, puis tombée dans l’oubli. À sa nouvelle bienfaitrice, on rétorque que le projet n’entre pas dans les cases, qu’à moins d’être millionnaire, on n’achète pas un musée. Qu’à cela ne tienne, Katherine Brault s’accroche à son idée : faire du domaine un lieu de vie qui mettrait en avant le parcours et les combats d’une artiste accomplie, convaincue que "le génie n’a pas de sexe", défenseuse de la cause animale et environnementale avant l’heure.

Car à mesure que progressent ses recherches dans les combles de la maison remplis de milliers documents et d’esquisses, la combative quinqua découvre en Rosa une femme complexe, aussi moderne qu’"un peu réac", originale mais rigide, élevée par un saint-simonien, traumatisée par la mort prématurée de sa mère alors qu’elle a 11 ans, millionnaire et célèbre à 37 ans. La première femme aussi à avoir eu l’autorisation écrite officielle à porter le pantalon, attachée à son indépendance et consciente de son talent, fréquentant les grands de ce monde autant que les abattoirs et les foires aux bestiaux...
Redonner vie à Rosa Bonheur
Ce puzzle hautement romanesque, sujet aux malentendus — notamment la prétendue homosexualité de Rosa, devenue à tort une égérie LGBT alors qu’elle affirme être "restée pure" jusqu’au bout — redouble sa détermination. En 2019, le château est sélectionné pour la deuxième édition du Loto du patrimoine et reçoit la visite de Stéphane Bern, puis celle du président Macron. Au cours de ses explorations, Katherine Brault tombe au grenier sur la toile préparatoire du Marché aux chevaux, œuvre magistrale de cinq mètres acquise par un riche collectionneur américain qui la léguera au MET de New York où elle est aujourd’hui exposée.

Le tableau a fait de Rosa Bonheur la première artiste à connaître de son vivant la spéculation sur son art. L’étude préparatoire est un sésame pour démarcher les directeurs de musée à l’approche du bicentenaire de sa naissance. Par la vente de cette unique toile, Rosa Bonheur devient aussi la première femme à faire l’acquisition en France, par le seul fruit de son seul travail, d’un bien immobilier à son nom.

Le château de By passe dans les mains de son amie la peintre américaine Anna Klumpke, dont elle a fait sa légataire universelle peu avant sa mort. Accusée de l’avoir manipulée pour hériter du patrimoine, celle-ci vend les œuvres, reverse la moitié des bénéfices à la famille, puis rachète l’ensemble des tableaux pour les faire revenir au château. Il reste ensuite dans le giron des descendants Klumpke, jusqu’à ce que ses arrière-petits-neveux le vendent en 2017.

Poursuivant l’alliance féminine à travers les âges, la nouvelle propriétaire met à contribution ses trois filles pour redonner vie à Rosa. Sa chambre et son atelier d’hiver ont été transformés en chambres d’hôtes, un festival de musique qui promeut la création artistique féminine se tient dans le jardin à l’initiative de Lou Brault, l’aînée de Katherine. Joli programme que cette sororité pour une ancienne maison de sorcières...

Château de Rosa Bonheur à Thomery (77), salon de thé, visites et chambres d’hôtes.
Le musée des œuvres disparues jusqu’au 28 août 2022.
Événements en Seine-et-Marne : www.chateau-rosa-bonheur.fr et www.rosabonheur77.fr
Rosa Bonheur au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, du 18 mai au 18 septembre 2022.
Rosa Bonheur au musée d’Orsay, Paris, du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023.
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